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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

Il m’a donné les noms les plus tendres, m’a appelée sa chère enfant, sa belle reine. Il m’a paru aussi touché que persuadé de ma tendre vénération pour lui. Nous avons parlé ensuite de nos amis communs, de MM. d’Alembert, La Harpe, Saint-Lambert, Condorcet. Ce dernier est celui pour lequel il me paraît avoir le plus d’estime et de tendresse. « C’est, me dit-il, de tous les hommes celui qui lui ressemble le plus ; il a la même haine, disait-il, pour l’oppression et le fanatisme, le même zèle pour l’humanité, et le plus de moyens pour la protéger et la défendre. » Je goûtais un véritable plaisir d’entendre ce grand homme me parler ainsi de l’ami qui répand un charme si doux sur ma vie. J’ai été bien touchée d’un conseil qu’il a ajouté à ses éloges : « Conservez cet ami, madame, c’est celui de tous qui est le plus digne de votre âme et de votre raison. — Oh ! monsieur, lui ai-je dit, l’amitié de mon bon Condorcet est pour moi d’un prix au-dessus de tous les trésors, et je ne la sacrifierais pas à l’empire de l’univers. » Il est revenu à vous de lui-même, et m’a encore répété qu’il voulait vous voir. Je lui ai parlé, avec mon âme, du meilleur ami de mon cœur. Il m’a demandé depuis combien de temps j’étais mariée : il m’a félicitée d’être unie à l’homme que j’avais préféré, et que ma raison aurait encore choisi. Je lui ai montré votre portrait : il vous trouve une figure spirituelle et douce. « Il n’y a, lui disais-je pendant qu’il regardait votre portrait, il n’y a qu’une destinée, monsieur, qui eût pu balancer, dans mon cœur, celle d’être la femme de M. Suard, c’eût été d’être votre nièce et de vous dévouer ma vie entière. — Eh ! ma chère enfant, je vous aurais unis, je vous aurais donné ma bénédiction ! » Il était superbe aujourd’hui. Quand je suis arrivée, Mme  de Luchet m’a dit : « M. de Voltaire, madame, qui sait que vous le trouvez fort beau dans toute sa parure, a mis aujourd’hui sa perruque et sa belle robe de chambre. Voyez-vous, a-t-elle dit, quand il est sorti de son cabinet, voyez-vous comme il est beau ? C’est une coquetterie dont vous êtes l’objet. » M. de Voltaire sourit avec bonté, et une sorte de honte aimable de s’être prêté à cet enfantillage. Ce sourire, si rempli de grâce, me rappela la statue de Pigalle, qui en a saisi quelques traces. Je lui dis que j’avais été empressée d’aller la voir et que je l’avais baisée. « Elle vous l’a bien rendu, n’est-ce pas ? » Et comme je ne répondais qu’en lui baisant les mains : « Mais dites-moi donc, avec un ton d’instance, dites-moi donc qu’elle vous l’a rendu. — Mais il me semble qu’elle en avait envie. » Nous sommes montés en carrosse pour parcourir ses bois : j’étais à ses côtés, j’étais dans le ravissement ; je tenais une de ses mains que je baisai une douzaine de fois. Il me laisse faire, parce qu’il voit que c’est un besoin et un bonheur. Nous avions avec nous un Russe qui le félicitait d’être encore si vivement aimé d’une jeune, et vous pardonnerez l’épithète, et jolie femme. « Ah ! monsieur, je dois tout cela à mes quatre-vingts ans. » Il se compara au vieux Titon à qui je rendais la vie, que je rajeunissais. « Je le voudrais bien, lui dis-je, car vous ne vieilliriez plus. » Il causa avec M. Soltikof des Russes et de Catherine. Il dit que c’est de tous les souverains de l’Europe celui qui a le plus d’énergie et de tête. Je ne sais s’il a raison ; mais sa tête à lui me paraît le plus beau phénomène de la nature.