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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

santeries vives et aimables ; il se donne aux choses et à vous avec la plus grande simplicité ; mais s’il arrive de Paris une nouvelle, s’il apprend un événement intéressant, son âme s’y attache à l’instant tout entière. Comme le soir de mon arrivée, M. Audibert lui apprit qu’on venait de mettre à la Bastille l’abbé du B*** et se saisir de ses papiers, il versa des larmes sur son malheur, et parla avec la plus vive indignation de cet acte de despotisme. C’est cette sensibilité si vraie qui me le fait adorer ; c’est ce feu sacré qui éclaire et échauffe tout ce qu’il touche ; c’est cette imagination si vive, si facile à émouvoir, qui le transforme à l’instant dans la personne opprimée pour lui prêter l’appui de tout son génie, et crée peut-être son génie ; car je crois, avec Vauvenargues, que le génie vient de l’accord et de l’harmonie entre l’âme et l’esprit. Qui jamais a pris en main la cause des opprimés avec plus de chaleur et l’a poursuivie, à travers les obstacles, avec plus de constance ? Eh ! qu’on ne dise point que c’était la gloire qu’il poursuivait en cherchant à les sauver : non ; c’en était le bonheur ! L’amour de la gloire se laisse rebuter par toutes les choses où le génie ne peut se montrer ; ce n’est que l’amour de l’humanité qui se soumet à cette multitude de détails nécessaires au succès des affaires, et qui peut seul y trouver sa plus douce récompense.

Vous me dites, mon ami, de lui parler de M. d’Étallonde, pour qui son zèle auprès du roi de Prusse et de notre parlement s’exerce sans relâche depuis un an. Je l’ai déjà fait : j’ignorais qu’il fût chez lui ; je lui en demandai des nouvelles. « N’avez-vous pas remarqué, me dit-il, le jour où je vous vis pour la première fois, un jeune homme d’une figure douce, honnête, d’un maintien modeste ? — Je vous demande pardon, monsieur, je n’avais, dans ce moment, des yeux que pour vous. — Eh bien ! faites-y attention ; sa figure vous peindra son âme. » En effet, j’ai beaucoup causé depuis avec M. d’Étallonde, qui me paraît aussi digne, par son âme que par son malheur, de tout l’intérêt de M. de Voltaire. Son admiration pour ce grand homme est sans bornes, comme sa reconnaissance ; et lorsqu’il paraît devant son bienfaiteur, celui-ci lui présente la main : « Bonjour, mon cher ami, » lui dit-il avec un air de bonté et de tendresse attendrissante ; c’est, je crois, le meilleur des hommes. Oh ! combien je l’admire, je l’aime davantage depuis que je l’ai vu ; avec quel regret je m’en séparerai, sans doute, hélas ! pour ne plus le revoir ! « Que dirai-je à vos amis, lui disais-je, qui, à mon retour, vont tous m’entourer pour me parler de vous ? — Vous leur direz que vous m’avez trouvé dans le tombeau, et que vous m’avez ressuscité. »


Genève, vendredi au soir.

Nous venons de Ferney où nous avons dîné. Mon admiration et mon enthousiasme pour M. de Voltaire sont si bien établis que, lorsque j’arrive, on ne parle que de cela. Je lui ai fait demander la permission de le voir un moment avant la promenade que nous devions faire ensemble dans ses bois, et j’ai été bientôt admise. Je suis entrée, je l’ai caressé, je lui ai parlé de lui, car je ne puis guère parler d’autre chose, pendant un bon quart d’heure. C’est comme une passion qui ne peut se soulager que par ses épanchements.