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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

lui présentai mon visage. Il me reprocha de n’être venue à Ferney que pour le gâter, le corrompre. « C’est vous, lui dis-je, qui nous gâtez beaucoup, monsieur, en vous donnant à nous si longtemps et si souvent. « Comme je lui montrai quelque inquiétude sur la fatigue qu’il pouvait en éprouver : « Madame, me dit-il avec une inclination de tête d’une galanterie qu’il n’est pas possible de rendre, je vous ai entendue, cela est impossible. »

Cet homme chargé de tant de gloire et de tant d’années, qui, en éclairant l’Europe, est encore le dieu bienfaisant de Ferney, à qui on pardonnerait de se regarder comme le centre de tous les mouvements qui l’environnent ; qui serait, ce me semble, ma première pensée, mon premier besoin, si j’avais le bonheur qu’une partie du sien me fût confiée, reçoit une prévenance, une marque d’attention, comme les autres reçoivent une grâce et une marque de bonté. Ce même jour, il voulait prendre une tabatière qui se trouvait sur la cheminée ; je vis son mouvement, car je ne puis le perdre de vue ; je m’avançai pour la lui remettre : il se mit presque à mes pieds pour me remercier ; et il faut voir de quelle grâce cette politesse est accompagnée. Cette grâce est dans son maintien, dans son geste, dans tous ses mouvements ; elle tempère aussi le feu de ses regards, dont l’éclat est encore si vif qu’on pourrait à peine le supporter, s’il n’était adouci par une grande sensibilité. Ses yeux, brillants et perçants comme ceux de l’aigle, me donnent l’idée d’un être surhumain ; mais ses regards ne semblent exprimer que la bienveillance et l’indulgence lorsqu’ils s’attachent sur sa nièce ; comme ils appellent les égards de tout ce qui l’entoure ! car c’est presque toujours avec le sourire de l’approbation qu’il l’écoute. Sa bonté attire aussi à M. et Mme  de Florian des attentions qu’ils ne trouveraient pas ailleurs qu’à Ferney. Mme  de Florian a avec elle une jeune sœur qui rit de tout et qui rit toujours. M. de Voltaire l’appelle Quinze ans, et se prête à sa gaieté enfantine avec une bonté charmante ; quelquefois elles vont l’embrasser le soir dans son lit : il se plaint gaiement qu’elles laissent dans une couche solitaire un homme si jeune et si joli. Mais adieu, mon ami, je vais trouver aussi le mien, car je suis fatiguée, et il faut que je me lève de bonne heure pour ne pas perdre l’occasion de voir notre aimable patriarche dans les moments de sa plus belle humeur.


Ferney, lundi.

M. de Voltaire eut la bonté d’envoyer savoir de mes nouvelles dès qu’il sut que j’étais levée ; et l’espérance de le voir m’avait réveillée de bien bonne heure. Je lui en fis demander la permission, qu’il m’accorda tout de suite. Dès que je parus, il me dit, avec sa grâce ordinaire ; « Ah ! madame, vous faites ce que je devrais faire. — Monsieur, j’achèterais d’une partie de ma vie le bonheur que vous m’accordez ; » et je n’exagérais point en lui parlant ainsi. Je m’assis à côté de son lit, qui est de la plus grande simplicité et de la propreté la plus parfaite. Il était sur son séant, droit et ferme comme un jeune homme de vingt ans ; il avait un bon gilet de satin blanc, un bonnet de nuit attaché avec un ruban fort propre. Il n’a, dans ce lit où il travaille toujours, d’autre table à écrire qu’un échiquier. Son cabinet me