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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

guet[1] : il en fit un pompeux éloge ; et M. de Voltaire, ou par complaisance, ou par sensibilité pour un suffrage qu’il devrait dédaigner, en parla comme d’un homme plein de goût et de génie. Comme mes oreilles étaient un peu blessées par ces mots de goût et de génie, accordés par un oracle du goût à un homme qui n’en montra jamais la trace, je pris la liberté de le combattre. « Il me semblait, dis-je à M. de Voltaire, que la base essentielle du génie et même du goût, ce doit être le bon esprit, et jamais je ne le sens dans Linguet. Sa mauvaise foi, ajoutai-je, achève de le rendre, pour moi, un écrivain insupportable. » M. de Voltaire ne défendit pas son opinion par un seul mot. « Pourquoi, monsieur, dis-je, adoré-je votre génie ? c’est qu’il n’est pas seulement beau, étendu, lumineux ; c’est qu’il a toujours la raison pour base ; c’est qu’il a encore cette bonne foi qui donne au génie toute sa force et toute sa chaleur ; c’est pour cela qu’il a eu des succès si universels ; c’est parce que vous aimez véritablement l’humanité que vous détestez le fanatisme, que vous lui avez arraché son poignard. Vous étiez digne d’une pareille victoire ; vous avez consacré votre vie entière à l’obtenir ; c’est seulement à ceux qui aiment les hommes qu’appartient la gloire d’en être les bienfaiteurs. Linguet est un écrivain corrompu dans ses principes de morale comme dans ses principes de politique : il ne sème que des faussetés ou des erreurs dangereuses ; il ne doit recueillir que du mépris, et j’avoue que vous m’avez affligé en l’honorant de votre suffrage. » La bouche de M. de Voltaire resta toujours muette, mais il ne cessa de me regarder avec des yeux dont il est impossible de peindre la finesse et l’obligeante attention. Cependant ce négociant entreprenait de défendre et même de louer encore Linguet ; ce qui ajoutant au mépris dont je me sentais animée au souvenir de ses bassesses, j’en fis un petit résumé à M. de Voltaire ; je lui montrai Linguet parmi ses confrères, le jour où l’on devait décider de son sort au Palais, s’arrachant les cheveux et s’écriant qu’il était entouré d’assassins. Je le lui montrai peint d’après lui-même dans la Théorie du Libelle[2], se comparant tantôt à Curtius, tantôt à Hector, et parlant de sa conduite avec le duc d’Aiguillon comme d’un modèle de générosité et de grandeur d’âme, quoique cette impudence fût démentie par ses lettres, que le duc avait entre ses mains ; enfin je lui parlai des outrages dont il avait accablé ses confrères les plus estimables, et M. de Voltaire levait les yeux et les mains au ciel avec les signes du plus grand étonnement.

Il revint plusieurs fois dans le salon cette même après-dînée : ma joie de ces apparitions inattendues me portait toujours au-devant de lui ; toujours je lui prenais les mains et je les lui baisai à plusieurs reprises. « Donnez-moi votre pied, s’écriait-il, donnez-moi votre pied que je le baise ; » je

  1. Simon-Nicolas-Henri Linguet (1736-1794).
  2. La Théorie du Libelle, ou l’Art de calomnier avec fruit ; dialogues philosophiques pour servir de supplément à la « Théorie du Paradoxe », Amsterdam (Paris), 1773, in-12. Dans ce factum d’ailleurs très-spirituel, Linguet répondait à l’abbé Morellet, qui l’avait violemment attaqué dans sa Théorie du Paradoxe, 1775, in-12.