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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

Après avoir passé une heure délicieuse, je craignis d’avoir abusé de sa bonté. Tout le bonheur que je goûte à le voir, à l’entendre, cédera toujours à la crainte de le fatiguer. Quand l’intérêt qu’il m’inspire ne m’engagerait pas à veiller tous ses mouvements, à lui épargner la plus légère contrainte, je les observerais encore par amour-propre : car on m’avait prévenu qu’il avait une manière de témoigner sa fatigue, que j’aurais toujours soin de prévenir. Il me reconduisit jusqu’à la porte de son cabinet, malgré toutes mes instances. Quand j’y fus, je lui dis : « Monsieur, je vais faire bientôt un long voyage ; donnez-moi, je vous prie, votre bénédiction, je la regarderai comme un préservatif aussi sûr contre tous les dangers que celle de notre Saint-Père. » Il sourit avec une grâce infinie, appuyé contre la porte de son cabinet ; il me regardait d’un air fin et doux, et paraissait embarrassé de ce qu’il devait faire ; enfin il me dit : « Mais je ne puis vous bénir de mes doigts, j’aime mieux vous passer mes deux bras autour du cou, » et il m’a embrassée. Je suis retournée auprès de Mme Denis, qui me comble d’honnêtetés. Demain je viendrai dîner ici et j’y coucherai : j’ai cédé aux instances de Mme Denis avec d’autant moins de scrupule qu’on dit que M. de Voltaire n’est jamais plus aimable et de meilleure humeur que lorsqu’il a pris son café à la crème. Il ne paraît plus à table et ne dîne plus ; il reste couché presque tout le jour, travaille dans son lit jusqu’à huit heures ; alors il demande à souper, et, depuis trois mois, c’est toujours avec des œufs brouillés qu’il soupe ; il a pourtant toujours une bonne volaille toute prête en cas qu’il en ait la fantaisie. Tous les villageois qui passent par Ferney y trouvent aussi un dîner prêt et une pièce de vingt-quatre sous pour continuer leur route. Adieu, mon ami ; je ne vous parle que du grand homme, lui seul peut m’intéresser ici.


Ferney, dimanche, 1775.

Je viens de passer deux jours chez M. de Voltaire ; j’ai donc beaucoup à vous en parler ; il passa presque toute l’après-dînée du premier jour dans le salon. On parla d’abord de l’émeute sur les grains[1], sur laquelle je lui appris quelques détails qu’il ignorait. Un négociant qui se trouvait à Ferney en prit occasion de déplorer la destitution de M. L***[2], qui l’aimait, qui lui avait rendu plusieurs services importants, et qui était au moment de lui en rendre un plus essentiel encore, au moment où il fut renvoyé ; enfin il ne cessait de déplorer cette perte relativement à lui, quoique M. de Voltaire lui répétât trois fois : « Vous ressemblez à cette femme du peuple qui maudissait Colbert toutes les fois qu’elle faisait une omelette, parce qu’il avait mis un impôt sur les œufs. » Ce négociant se trouvait être encore un ami de Lin-

  1. Occasionnée par l’arrêt du conseil du 13 septembre 1774, qui établissait la liberté du commerce des grains à l’intérieur. On la disait fomentée par les ennemis de Turgot, le prince de Conti et les parlementaires.
  2. Probablement M. Lecler, premier commis des finances, que Turgot avait remplacé, au mois de septembre 1774, par M. de Vaines, avec lequel Voltaire était en correspondance.