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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

demander la permission de venir passer quelquefois une heure à Ferney pour demander des nouvelles de sa santé, de celle de Mme  Denis : je l’ai assuré (car je sais qu’il craint les visites) que je m’en irais contente si je l’apercevais seulement de loin ; et comme il paraissait fatigué, je l’ai conjuré, en lui baisant les mains, de se retirer. Il a serré et baisé les miennes avec sensibilité, et il a passé dans son cabinet. Je crois qu’il a achevé d’y lire les lettres de mes amis, qui m’ont si bien traitée, car, peu de temps après, il est revenu me joindre dans son jardin. Je me suis longtemps promenée seule avec lui. Vous pouvez imaginer combien j’étais heureuse de m’entretenir avec liberté avec ce génie sublime, dont les ouvrages avaient fait le charme de ma vie, et dans ces beaux jardins, devant ces riches coteaux qu’il a si bien chantés ! Je ne lui parlai que de ce qui pouvait le consoler de l’injustice des hommes, dont je voyais qu’il ressentait encore l’amertume. « Ah ! lui ai-je dit, si vous pouviez être témoin des applaudissements, des acclamations qui s’élèvent aux assemblées publiques lorsqu’on y prononce votre nom, combien vous seriez content de notre reconnaissance et de notre amour ! qu’il me serait doux de vous voir assister à votre gloire ! que n’ai-je, hélas ! la puissance d’un dieu pour vous y transporter un moment ! — J’y suis, j’y suis ! s’est-il écrié ; je jouis de tout cela avec vous ; je ne regrette plus rien. »

Pendant cette conversation, j’étais aussi étonnée qu’enchantée de le voir marcher à mes côtés du pas le plus ferme et le plus leste, et de manière que je n’aurais pu le devancer sans me fatiguer (il avait alors quatre-vingts ans), moi qui, comme vous le savez, marche très-bien. Mon inquiétude m’arrêtait de temps en temps. « Monsieur, n’êtes-vous point fatigué ? de grâce, ne vous gênez point. — Non, madame, je marche très-bien encore, quoique je souffre beaucoup. » La crainte qu’il a du parlement lui fait tenir ce langage à tous ceux qui arrivent à Ferney. Ah ! comment pourrait-il concevoir l’idée de troubler les derniers jours de ce grand homme ! Non, sa retraite, son génie, notre amour sauvera à ma patrie un crime si lâche. Avant de le quitter, je l’ai remercié de sa réception si pleine de bonté, et qui me payait, avec usure, les deux cents lieues que je venais de faire pour le venir chercher. Il ne voulait pas croire que je vous eusse quitté, ainsi que mes amis, pour le voir uniquement. Je l’ai assuré que les lettres de mes amis le trompaient en tout, excepté en cela ; enfin je l’ai quitté si remplie du bonheur que j’avais goûté que cette vive impression m’a privée du sommeil pendant toute la nuit.

Genève, juin 1775.

Nous sommes allés dîner aujourd’hui, mon ami, chez M. et Mme  de Florian, parents de M. de Voltaire, et qui ont une fort jolie maison de campagne auprès de Ferney ; ce sont deux personnes dont le plus grand mérite est de lui appartenir ; M. de Voltaire, qui le sait sûrement mieux que personne, les traite cependant avec une bonté extrême. Je bouillais d’impatience de les quitter après le dîner pour aller voir le grand homme. M. Hennin, notre résident à Genève, m’a donné la main.