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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

important dans Adélaïde. Il dit à Voltaire : « Papa, j’ai changé quelques vers dans mon rôle qui me paraissaient faibles. — Voyons, mon fils. » Voltaire écoute les changements, reprend : « Bon, mon fils, cela vaut mieux : changez toujours de même ; je ne puis qu’y gagner. »

Enhardi par ce succès, le réformateur de Voltaire osa le réformer dans une pièce qu’il venait d’achever ; et il ne prévint pas même l’illustre auteur des corrections qu’il s’était permises. Voltaire, au théâtre, s’aperçut des changements faits à ses vers ; il criait de sa place : « Il a raison ; c’est mieux comme cela. » On a peine à concilier cette abnégation d’amour-propre et de toute supériorité avec le sentiment d’ombrage et d’inquiétude que sa gloire, dit-on, lui a si souvent inspiré.


LVII.


EXTRAIT D’UNE

LETTRE DE FERNEY[1].

1er juillet 1769.

Vous me demandez des nouvelles du patron ? Je vous dirai que j’en ai été très-bien reçu ; que c’est un homme charmant de tout point, mais intraitable sur l’article de la santé. Il devient furieux quand on lui dit qu’il se porte bien : vous savez qu’il a la manie d’être malade depuis quarante ans ; elle ne fait qu’augmenter avec l’âge ; il se prétend investi de tous les fléaux de la vieillesse ; il se dit sourd, aveugle, podagre. Vous en allez juger. Le premier jour que j’arrivai, il me fit ses doléances ordinaires, me détailla ses infirmités. Je le laissai se plaindre, et pour vérifier par moi-même ce qui en était, dans une promenade que nous fîmes ensemble dans le jardin tête à tête, je baissai sensiblement la voix, au point d’en venir à ce ton bas et humble dont on parle aux ministres, ou aux gens qu’on respecte le plus. Je me rassurai sur ses oreilles. Ensuite, sur les compliments que je lui faisais de la beauté de son jardin, de ses fleurs, etc., il se mit à jurer après son jardinier, qui n’avait aucun soin, et en jurant il arrachait de temps en temps de petites herbes parasites, très-fines, très-déliées, cachées sous les feuilles de ses tulipes, et que j’avais toutes les peines du monde à distinguer de ma hauteur. J’en conclus que M. de Voltaire avait encore des yeux très-bons ; et par la facilité avec laquelle il se courbait et se relevait, j’estimai qu’il avait de même les mouvements très-souples, les ressorts très-liants, et qu’il n’était ni sourd, ni aveugle, ni podagre. Il est inconcevable qu’un homme aussi ferme et aussi philosophe ait sur sa santé les frayeurs et les ridicules d’un hypocondre ou d’une femmelette. Dès qu’il se

  1. Cet extrait se trouve dans les Mémoires secrets pour servir à l’Histoire de la république des Lettres (Bachaumont). Londres, 1784, tome IV, pages 269.