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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

lui parvint comme toute vérité devrait parvenir aux rois, avec les ménagements qui en adoucissent l’amertume sans en dissimuler l’austère franchise. On redemandait Adélaïde, lorsque Voltaire eût voulu redonner les Scythes. C’est à cette occasion qu’il dit à Mme  Denis : « Je ne sais pourquoi ils aiment tant Adélaïde, » mot de passion et de caractère où l’amour-propre préfère l’injure qu’il se fait à celle que d’autres veulent lui faire.

Rien de si solennel que nos représentations. On y accourait de Genève, de la Suisse et de la Savoie. Tous les lieux circonvoisins étaient garnis de régiments français, dont les officiers affluaient à notre théâtre. Nos habits étaient propres, magnifiques, conformes aux costumes des pièces que nous représentions. La salle était jolie, le théâtre susceptible de changements et digne de rendre la pompe du spectacle et des prodiges de Sémiramis.

Un jour, des grenadiers du régiment de Conti avaient servi de gardes à la représentation. Voltaire ordonnait qu’on les fît souper à l’office et qu’on leur donnât le salaire qu’ils demanderaient. L’un d’eux répondit : « Nous n’en accepterons aucun ; nous avons vu M. de Voltaire : c’est là notre payement. » Voltaire entendit cette réponse ; il fut dans le ravissement. « mes braves grenadiers ! s’écria-t-il avec transport, ô mes braves grenadiers ! » Il leur dit de venir manger au château tant qu’ils voudraient, et qu’on les emploierait lucrativement pour eux s’ils voulaient travailler. Il le faut avouer : sa sensibilité répandait un charme aimable sur les jouissances que la gloire lui procurait. Ces triomphes, consacrés à l’orgueil, développaient en lui des sentiments de bonté ; et lorsqu’une circonstance d’éclat l’avertissait de sa supériorité, les mouvements de son âme le rapprochaient de ceux qu’il dominait par l’avantage des talents. Nul homme ne sut triompher avec plus de grâce et d’intérêt. Né pour la gloire, il faisait aimer la sienne, parce qu’il aimait mieux ceux qui la lui dispensaient. On sait qu’à la Comédie française, le jour de son couronnement, il répandit des pleurs. Il en avait l’usage familier et quelquefois immodéré. À la fin de toutes nos représentations, il venait sur le théâtre nous embrasser ; il attestait les larmes dont il était baigné, comme des preuves de son plaisir et de sa reconnaissance. Et l’on a pu me reprocher le goût naturel qui m’attache à lui ! grand homme aimable ! tu m’as fait une nécessité de te chérir, autant que de t’admirer. Je parle à la postérité ; je lui dois la vérité ; je ne lui dissimulerai pas tes torts et tes défauts ; mais je publierai avec transport tout ce qui dut te concilier l’estime et l’amitié.

Un jour, il vint à table tenant à la main un plaidoyer de M. Servan en faveur d’un protestante mariée avec un catholique[1]. Il voulut nous en lire la péroraison : les larmes le suffoquaient ; il sentait que son émotion était plus forte que le discours ne le comportait, quoique noble et touchant. « Je pleure plus que je ne devrais, nous dit-il ; mais je ne puis me retenir. » Telles étaient les émotions dont il était susceptible.

Chaque jour de représentation était au château un jour de fête. Il res-

  1. Discours dans la cause d’une femme protestante, Genève (Grenoble), 1767, in-12. — Voyez la lettre à Servan du 14 février 1767.