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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

Il ne cessait de me répéter qu’en composant le plan d’une tragédie il faut d’abord s’assurer d’un cinquième acte théâtral et intéressant. Alors, on développe son sujet à reculons. S’il s’y trouve du froid et du vide, il vaut mieux que ce soit vers le commencement. On ne peut contester l’utilité de cette méthode, quoique ce n’ait pas été celle de Racine.

Voltaire croyait avantageux de placer le principal intérêt dans le rôle d’une femme. Ce principe de poétique est purement local, relatif à nos mœurs, à la prédominance que nous donnons aux femmes dans la société. On peut observer qu’il n’a mis dans aucune de ses pièces un rôle de femme odieux. Le crime de Sémiramis n’est présenté que dans le lointain : ses remords, ses affections maternelles, sollicitent l’intérêt en sa faveur ; et sa grandeur imposante commande le respect.

L’anecdote suivante peut faire juger à quel point Voltaire, au théâtre, cherchait à se concilier la bienveillance des femmes, à capter la faveur de leurs jugements. L’acteur qui jouait Orosmane, à la première représentation de Zaïre[1], avait ordre de supprimer les deux vers suivants, pourvu que le sort de la pièce jusque-là fût incertain :

Et ce sexe orgueilleux, qui veut tout asservir,
S’il commande en Europe, ici doit obéir.

Dans ce monde de sujets tragiques, dont j’avais causé avec Voltaire, celui auquel nous nous arrêtâmes fut Eudoxie.

Cette impératrice romaine, après avoir épousé Maxime, découvre que c’est lui qui a fait périr Valentinien, son premier époux. Liée par ses serments, par les instances du Sénat, elle se voit réduite à venger l’un de ses maris sur l’autre. Elle recourt à Genseric, roi des Vandales, et lui confie le soin de sa vengeance. Celui-ci profite de cette circonstance pour s’emparer de Rome, qu’il met à feu et à sang.

Voltaire se passionnait sur ce sujet ; mais nous ne l’envisagions pas l’un comme l’autre. Je concevais Eudoxie brûlante d’amour pour Maxime, et forcée de punir en lui le meurtrier de Valentinien. Selon Voltaire, l’amour dégradait mon héroïne et ma tragédie. Il voulait qu’Eudoxie ne fût qu’impératrice, et que sa vengeance ne fût retenue que par le titre d’époux, qui près d’elle servait d’égide à Maxime. « Méfiez-vous, me disait-il, de la tendresse de votre âme et du goût que vous avez pour l’amour. Ne songez pas à votre maîtresse en faisant votre tragédie. »

Je suis bien assuré qu’en lisant ceci, beaucoup de personnes penseront que Voltaire ne me conseillait pas de bonne foi. La suite détruira, je pense, ce soupçon calomnieux. Avant de continuer cet article, j’ai relu les deux plans d’Eudoxie, que j’avais écrits en prose et qu’il a remplis de notes mises à la marge. Je trouve avec attendrissement ces témoignages de la bienveillance et de la grâce avec laquelle ce grand homme m’obligeait.. De retour à Paris, je causai de mon plan avec beaucoup de gens de lettres. J’ignorais

  1. Le 13 août 1732.