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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.


LVI.


CHABANON À FERNEY[1].

1766-1767.

J’ai fait plusieurs voyages à Ferney. Le plus court a été de six semaines ; le plus long, de six mois. Mais quinze jours passés à la campagne font mieux connaître un homme que les plus longues relations à Paris. J’ai vu, étudié Voltaire sous plus d’un rapport. Mme Denis, sa nièce, la petite Corneille, M. Dupuits et quelques autres personnes, résidaient habituellement chez lui. Un homme de lettres[2], d’un talent et d’une réputation distingués, passait dans son château un temps considérable. J’ai fait une tragédie sous ses yeux et sous sa dictée. Chacune de ces relations m’a présenté Voltaire sous un point de vue différent. Je transmets d’autant plus volontiers à l’avenir ce que j’ai connu de cet homme célèbre que les historiens de sa vie ne parleront vraisemblablement pas de lui avec cet abandon de franchise que je me permets de mettre dans mes dépositions. Rien n’est certainement aussi curieux pour la postérité qu’une juste et parfaite connaissance de l’homme qu’elle admire dans ses ouvrages. Mais cette connaissance fidèle et entière, on ne l’a presque jamais. Un zèle, bien ou mal entendu, cache les torts, dissimule les faiblesses, altère le motif des actions ; enfin, de la vie d’un homme, il vous arrive quelques feuillets pleins de mensonges complaisants. Il a vécu soixante ou quatre-vingts ans : on vous tient compte de dix ou douze instants de sa vie, que l’on décore pompeusement du titre de son histoire…

C’est au mois de février de l’année 1766 que j’allai pour la première fois à Ferney…

Dès qu’on m’annonça chez lui, il vint à moi, et m’embrassa. Je le considérai avec une attention particulière ; et je ne trouvai pas d’abord dans son visage la figure dont ses divers portraits m’avaient donné l’idée. Je le lui dis. « Dans quelque temps vous me retrouverez, me dit-il : on apprend à me voir. » Il me présenta à Mme Denis, m’installa dans la chambre où je devais coucher, et retourna ensuite à son travail…

J’avais envoyé, de Paris, à Voltaire une tragédie de moi, Virginie. Il me dit que le talent de Racine, combiné avec celui de Corneille, ne ferait pas réussir ce sujet sur notre théâtre. Il offre, en effet, d’énormes difficultés. La plus grande de toutes est d’empêcher qu’Appius ne soit un scélérat vil et méprisable, que son crime ne soit une basse atrocité. Le théâtre français,

  1. Michel-Paul-Gui de Chabanon (1730-1792). Nous empruntons le récit de son séjour à Ferney à l’ouvrage peu connu et très-intéressant : Tableau de quelques circonstances de ma vie, suivi de ma liaison avec mon frère Maugris, Œuvres posthumes de Chabanon, Paris, 1795, in-8°, pages 104 et suiv.
  2. La Harpe.