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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

bon goût qu’on remarque dans ce salon ? Votre château, par exemple, est charmant. Est-il bien de vous ? — (Alors Voltaire revient.) Oh ! oui, de moi, monsieur ; j’ai donné tous les dessins. Voyez ce dégagement et cet escalier. Eh bien ! — Monsieur, ce qui m’a attiré en Suisse, c’est le plaisir de voir M. de Haller. (M. de Voltaire rentrait dans son cabinet.) Monsieur, monsieur, cela doit avoir beaucoup coûté. Quel charmant jardin ! — Oh ! par exemple, disait M. de Voltaire (en revenant), mon jardinier est une bête ; c’est moi, monsieur, qui ai tout fait. — Je le crois. Ce M. de Haller, monsieur, est un grand homme. (M. de Voltaire rentrait.) Combien de temps faut-il, monsieur, pour bâtir un château à peu près aussi beau que celui-ci ? » (M. de Voltaire revenait dans le salon.) Sans le faire exprès, ils me jouèrent la plus jolie scène du monde ; et M. de Voltaire m’en donna bien d’autres plus comiques encore, par ses vivacités, ses humeurs, ses reparties. Tantôt homme de lettres, et puis grand seigneur de la cour de Louis XIV, et puis homme de la meilleure compagnie.

Il était comique lorsqu’il faisait le seigneur de village. Il parlait à ses manants comme à des ambassadeurs de Rome ou des princes de la guerre de Troie. Il ennoblissait tout. Voulant demander pourquoi on ne lui donnait jamais du civet à dîner, au lieu de s’en informer tout uniment, il dit à un vieux garde : « Mon ami, ne se fait-il donc plus d’émigration d’animaux de ma terre de Tournay à ma terre de Ferney. »

Il était toujours en souliers gris, bas gris de fer roulés, grande veste de basin, longue jusqu’aux genoux, grande et longue perruque et petit bonnet de velours noir. Le dimanche il mettait quelquefois un bel habit mordoré, uni, veste et culotte de même ; mais la veste à grandes basques et galonnée en or, à la bourgogne, galons festonnés et à lames, avec de grandes manchettes à dentelles jusqu’aux bouts des doigts, car avec cela, disait-il, on a l’air noble. M. de Voltaire était bon pour tous ses alentours et les faisait rire. Il embellissait tout ce qu’il voyait et tout ce qu’il entendait. Il fit des questions à un officier de mon régiment, qu’il trouva sublime dans ses réponses : « De quelle religion êtes-vous, monsieur ? lui demanda-t-il. — Mes parents m’ont fait élever dans la religion catholique. — Grande réponse ! dit M. de Voltaire, il ne dit pas qu’il le soit. » Tout cela paraît ridicule à rapporter et fait pour le rendre ridicule ; mais il fallait le voir, animé par sa belle et brillante imagination, distribuant, jetant l’esprit, la saillie à pleines mains, en prêtant à tout le monde ; porté à voir et à croire le beau et le bien, abondant dans son sens, y faisant abonder les autres ; rapportant tout à ce qu’il écrivait, à ce qu’il pensait ; faisant parler et penser ceux qui en étaient capables ; donnant des secours à tous les malheureux, bâtissant pour de pauvres familles, et bon homme dans la sienne ; bon homme dans son village, bon homme et grand homme tout à la fois, réunion sans laquelle l’on n’est jamais complètement ni l’un ni l’autre : car le génie donne plus d’étendue à la bonté, et la bonté plus de naturel au génie.