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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

et quelques gaietés sur le style oriental ; précepteur de despotisme au parlement ; mauvais Français pour avoir dit du bien des Anglais ; voleur et bienfaiteur des libraires ; libertin pour une Jeanne que mes ennemis ont rendue plus coupable ; curieux et complimenteur des gens d’esprit, et intolérant parce que je prêche la tolérance.

« Avez-vous jamais vu une épigramme ou une chanson de ma façon ? C’est là le cachet des méchants. Ces Rousseau m’ont fait donner au diable. J’ai bien commencé avec tous les deux. Je buvais du vin de Champagne avec le premier chez votre père, et votre parent le duc d’Aremberg, où il s’endormait à souper. J’ai été en coquetterie avec le second ; et, pour avoir dit qu’il me donnait envie de marcher à quatre pattes, me voici chassé de Genève, où il est détesté. »

Il riait d’une bêtise imprévue, d’un misérable jeu de mots, et se permettait aussi quelque bêtise. Il était au comble de la joie, en me montrant une lettre du chevalier de Lisle[1] qui venait de lui écrire pour lui reprocher d’avoir mal fait une commission de montre ; Il faut que vous soyez bien bête, monsieur, etc. C’est, je crois, à moi qu’il dédia sa plaisanterie, tant répétée depuis, sur la Corneille[2] ; et j’y donnai sujet lorsqu’il me demanda comment je la trouvais : « Nigra, lui répondis-je, sans être formosa. » Il ne me fit pas grâce de son Père Adam, et me remercia d’avoir donné asile au Père Griffet, qu’il aimait beaucoup, ainsi que le Père Neuville qu’il me recommanda[3].

Il me dit un jour : « On prétend que je crains les critiques. Tenez, connaissez-vous celle-ci ? Je ne sais où diable cet homme, qui ne sait pas l’orthographe et qui force quelquefois la poésie comme un camp, a si bien fait ces quatre vers sur moi :

Candide est un petit vaurien
Qui n’a ni pudeur ni cervelle.
    Ah ! qu’on le reconnaît bien
Pour le cadet de la Pucelle.


— Vous me paraissez mal avec lui dans ce moment, lui dis-je. C’est querelles d’Allemand et d’amant à la fois. » La petite bêtise le fit sourire :

  1. Le chevalier de Liste, officier de cavalerie, connu dans la société de son temps par ses fables et ses jolies chansons. Il visita Ferney en septembre 1773. L’abbé Barthélemy écrivait, le 3 octobre, à Mme du Deffant : « De Lisle est enchanté de Voltaire, il a passé quinze jours avec lui ; ils ont parlé de tout le monde et de toutes les choses possibles ; il l’a trouvé extrêmement gai et se plaignant toujours de ses maux, ce qui ne l’empêche pas de souper très-longuement et de très-bon appétit, de se promener beaucoup, de faire des ouvrages, d’écrire et de recevoir incessamment des lettres, de rire de toutes les sottises qui se sont faites et se feront pendant les siècles des siècles. » Correspondance de Mme du Deffant, publiée par le marquis de Sainte-Aulaire, Paris, 1867, tome III, page 9.
  2. Mme Dupuits, née Marie Corneille.
  3. Le père Griffet (1698-1771), savant continuateur de l’Histoire de France du Père Daniel pour les règnes de Louis XIII et de Louis XIV. — Le Père Frey de Neuville (1693-1774), le meilleur prédicateur depuis Massillon. — Voyez la lettre au prince de Ligne du 14 mars 1765.