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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

« Que dites-vous de Genève ? » me dit-il un jour, sachant que j’y avais été le matin. Je savais que dans ce moment-là il détestait Genève : « Ville affreuse ! » lui répondis-je, quoique cela ne fût pas vrai.

Je racontai à M. de Voltaire, devant Mme  Denis, un trait qui lui était arrivé, croyant que c’était à Mme  de Graffigny. M. de Ximenès[1] l’avait défiée de lui dire un vers dont il ne lui nommât point tout de suite l’auteur. Il n’en manqua pas un. Mme  Denis, pour le prendre en défaut, lui en dit quatre, qu’elle fit sur-le-champ. « Eh bien ! monsieur le marquis, de qui cela est-il ? — De la chercheuse d’esprit, madame. — Ah ! ah ! bravo ! bravo ! dit M. de Voltaire ; pardi, je crois qu’elle fut bien bête. Riez-en donc, ma nièce. »

Il était occupé alors à déchirer et paraphraser l’Histoire de l’Église, par l’ennuyeux abbé de Fleury. « Ce n’est pas une histoire, me dit-il en en parlant, ce sont des histoires. Il n’y a qu’à Bossuet et à Fléchier que je permette d’être bons chrétiens. — Ah ! monsieur de Voltaire, lui dis-je, et aussi à quelques révérends pères, dont les enfants vous ont assez joliment élevé. » Il me dit beaucoup de bien d’eux. « Vous venez de Venise ? Avez-vous vu le procurateur Pococurante ? — Non, lui dis-je, je ne me souviens pas de lui. — Vous n’avez donc pas lu Candide ? me dit-il en colère : car il y avait un temps où il aimait toujours le plus un de ses ouvrages. — Pardon, pardon, monsieur de Voltaire, j’étais en distraction ; je pensais à l’étonnement que j’éprouvai quand j’entendis chanter la Jérusalem du Tasse aux gondoliers vénitiens. — Comment donc ? Expliquez-moi cela, je vous prie. — Tels que jadis Ménalque et Mélibée, ils essayent la voix et la mémoire de leurs camarades, sur le Canal Grande, pendant les belles nuits d’été. L’un commence en manière de récitatif, et un autre lui répond et continue. Je ne crois pas que les fiacres de Paris sachent la Henriade par cœur, et ils entonneraient bien mal ses beaux vers, avec leur ton grossier, leur accent ignoble et dur, et leur gosier et leur voix à l’eau-de-vie. — C’est que les Welches sont des barbares, des ennemis de l’harmonie, des gens à vous égorger, monsieur. Voilà le peuple, et nos gens d’esprit en ont tant qu’ils en mettent jusque dans les titres de leurs ouvrages. Un livre de l’Esprit, c’est l’esprit follet que celui-là. L’Esprit des lois, c’est l’esprit sur les lois. Je n’ai pas l’honneur de le comprendre. Mais j’entends bien les Lettres persanes : bon ouvrage que celui-là. — Il y a quelques gens de lettres dont vous paraissez faire cas. — Vraiment, il le faut bien ; d’Alembert, par exemple, qui, faute d’imagination, se dit géomètre ; Diderot, qui, pour faire croire qu’il en a, est enflé et déclamateur ; et Marmontel ? dont, entre nous, la poétique est inintelligible. Ces gens-là diraient que je suis jaloux. Qu’on s’arrange donc sur mon compte. On me croit frondeur, et flatteur à la cour ; en ville, trop philosophe ; à l’Académie, ennemi des philosophes ; l’Antéchrist à Rome, pour quelques plaisanteries sur des abus,

  1. Augustin-Marie, marquis de Ximenès (1726-1817), auteur des tragédies d’Épicharis (1753), et d’Amalazonte (1754), et de poésies. Correspondant de Voltaire, il le célébra dans un poëme Aux mânes de Voltaire (1779).