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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

et où Voltaire se consolait de ne plus voir celui qui était encore plein de sa gloire. L’idée de cette privation injuste et tyrannique me saisit de douleur et d’indignation. Peut-être qu’il s’en aperçut : car, plus d’une fois, par ses réflexions, il répondit à ma pensée ; et sur la route, en revenant, il me parla de Versailles, du long séjour que j’y avais fait, et des bontés que Mme de Pompadour lui avait autrefois témoignées. « Elle vous aime encore, lui dis-je ; elle me l’a répété souvent. Mais elle est faible, et n’ose pas ou ne peut pas tout ce qu’elle veut ; car la malheureuse n’est plus aimée, et peut-être elle porte envie au sort de Mme Denis, et voudrait bien être aux Délices. — Qu’elle y vienne, dit-il avec transport, jouer avec nous la tragédie. Je lui ferai des rôles, et des rôles de reine. Elle est belle, elle doit connaître le jeu des passions. — Elle connaît aussi, lui dis-je, les profondes douleurs et les larmes amères. — Tant mieux ! c’est là ce qu’il nous faut, s’écria-t-il comme enchanté d’avoir une nouvelle actrice. » Et en vérité l’on eût dit qu’il croyait la voir arriver. « Puisqu’elle vous convient, lui dis-je, laissez faire : si le théâtre de Versailles lui manque, je lui dirai que le vôtre l’attend. »

Cette fiction romanesque réjouit la société. On y trouvait de la vraisemblance ; et Mme Denis, donnant dans l’illusion, priait déjà son oncle de ne pas l’obliger à céder ses rôles à l’actrice nouvelle. Il se retira quelques heures dans son cabinet ; et le soir, à souper, les rois et leurs maîtresses étant l’objet de l’entretien. Voltaire, en comparant l’esprit et la galanterie de la vieille cour et de la cour actuelle, nous déploya cette riche mémoire à laquelle rien d’intéressant n’échappait. Depuis Mme de La Vallière jusqu’à Mme de Pompadour, l’histoire-anecdote des deux règnes et, dans l’intervalle, celle de la régence, nous passa sous les yeux avec une rapidité et un brillant de traits et de couleurs à éblouir. Il se reprocha cependant d’avoir dérobé à M. de L’Écluse des moments qu’il aurait occupés, disait-il, plus agréablement pour nous. Il le pria de nous dédommager par quelques scènes des Écosseuses, et il en rit comme un enfant.

Le lendemain (c’était le dernier jour que nous devions passer ensemble), il me fit appeler dès le matin, et, me donnant un manuscrit : « Entrez dans mon cabinet, me dit-il, et lisez cela ; vous m’en direz votre sentiment. » C’était la tragédie de Tancrède qu’il venait d’achever. Je la lus, et, en revenant le visage baigné de larmes, je lui dis qu’il n’avait rien fait de plus intéressant. « À qui donneriez-vous, me demanda-t-il, le rôle d’Aménaïde ? — À Clairon, lui répondis-je, à la sublime Clairon, et je vous réponds d’un succès égal au moins à celui de Zaïre. — Vos larmes, reprit-il, me disent bien ce qu’il m’importe le plus de savoir ; mais, dans la marche de l’action, rien ne vous a-t-il arrêté ? — Je n’y ai trouvé, lui dis-je, à faire que ce que vous appelez des critiques de cabinet. On sera trop ému pour s’en occuper au théâtre. » Heureusement il ne me parla point du style ; j’aurais été obligé de dissimuler ma pensée : car il s’en fallait bien qu’à mon avis Tancrède fût écrit comme ses belles tragédies. Dans Rome sauvée et dans l’Orphelin de la Chine, j’avais encore trouvé la belle versification de Zaïre, de Mérope et de la Mort de César ; mais dans Tancrède je croyais voir la décadence de son style, des vers lâches, diffus, chargés de ces mots redondants qui