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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

médecin lui ayant ordonné, disait-il, pour exercice, de courre une heure ou deux tous les matins le Pompignan. Il me chargea d’assurer nos amis que tous les jours on recevrait de lui quelque nouvelle facétie. Il fut fidèle à sa prouesse.

Au retour de la promenade, il fit quelques parties d’échecs avec M. Gaulard, qui, respectueusement, le laissa gagner. Ensuite, il revint à parler du théâtre et de la révolution que Mlle  Clairon y avait faite. « C’est donc, me dit-il, quelque chose de bien prodigieux que le changement qui s’est fait en elle ? — C’est, lui dis-je, un talent nouveau ; c’est la perfection de l’art, ou plutôt c’est la nature même, telle que l’imagination peut vous la peindre en beau. » Alors exaltant ma pensée et mon expression pour lui faire entendre à quel point dans les divers caractères de ses rôles elle était avec vérité, et une vérité sublime, Camille, Roxane, Hermione, Ariane, et surtout Électre, j’épuisai le peu que j’avais d’éloquence à lui inspirer pour Clairon l’enthousiasme dont j’étais plein moi-même ; et je jouissais, en lui en parlant, de l’émotion que je lui causais, lorsqu’en fin prenant la parole : « Eh bien ! mon ami, me dit-il, avec transport, c’est comme Mme  Denis ; elle a fait des progrès étonnants, incroyables. Je voudrais que vous lui vissiez jouer Zaïre, Alzire, Idamé ! le talent ne va pas plus loin. » Mme  Denis jouant Zaïre ! Mme  Denis comparée à Clairon ! Je tombai de mon haut : tant il est vrai que le goût s’accommode aux objets dont il peut jouir, et que cette sage maxime :

Quand on n’a pas ce que l’on aime,
Il faut aimer ce que l’on a,


est en effet non-seulement une leçon de la nature, mais un moyen qu’elle se ménage pour nous procurer des plaisirs.

Nous reprîmes la promenade, et, tandis que M. de Voltaire s’entretenait avec Gaulard de son ancienne liaison avec le père de ce jeune homme, causant de mon côté avec Mme  Denis, je lui rappelais le bon temps.

Le soir, je mis Voltaire sur le chapitre du roi de Prusse. Il en parla avec une sorte de magnanimité froide et en homme qui dédaignait une trop facile vengeance, ou comme un amant désabusé pardonne à la maîtresse qu’il a quittée le dépit et la rage qu’elle a fait éclater.

L’entretien du souper roula sur les gens de lettres qu’il estimait le plus, et, dans le nombre, il me fut facile de distinguer ceux qu’il aimait du fond du cœur. Ce n’étaient pas ceux qui se vantaient le plus d’être en faveur auprès de lui. Avant d’aller se coucher, il nous lut deux nouveaux chants de la Pucelle[1] et Mme  Denis nous fit remarquer que, depuis qu’il était aux Délices, c’était le seul jour qu’il eût passé sans rentrer dans son cabinet.

  1. La première édition de la Pucelle, édition subreptice (1755), ne contenait que quinze chants ; depuis, Voltaire y ajouta les chants VIII, IX, XVI, XVII, faits à neuf, et les chants XIX et XX presque entiers, qui figurèrent dans l’édition avouée de 1762.