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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

cette occasion le bon mot du cardinal Passionei, qui disait à un voyageur : C’est un grand miracle que l’Église n’ait rien perdu cette année.

J’allai faire un tour avec lui à sa nouvelle terre de Ferney ; après le dîner, il me dit : « J’ai trop mangé ; je ne vivrai pas assez longtemps pour jouir de ma nouvelle acquisition. Mais il faut bien jouir ; je suis un peu gourmand[1] ; Horace l’était aussi : trahit sua quemque voluptas ; il faut bercer l’enfant jusqu’à ce qu’il s’endorme. »

Vous voyez qu’il appartenait au troupeau d’Épicure, comme à tant d’autres égards il était Diogène. Il voulait cependant être alternativement Socrate ou Aristippe. Il se disait quelquefois mourant, d’autres fois il était redevable à Tronchin de la vie et de la santé ; mais en même temps il se moquait de la médecine et du médecin. Tronchin, de son côté, n’était guère content de son malade. Lorsque j’annonçai à cet habile homme que j’allais partir : « C’est fort bien fait, me dit-il, il est vraiment étonnant que depuis que vous êtes ici il ne vous ait pas fait essuyer quelques-unes de ses boutades accoutumées : nemo sic impar sibi. Partez, mon père ; bien peu [d’honnêtes gens] peuvent se vanter d’avoir vu une telle égalité d’humeur voltairienne. »

C’était surtout sur les écrivains les plus célèbres, lorsque Voltaire croyait avoir à s’en plaindre, que tombaient avec le plus de profusion les traits de son esprit mordant. On sait comment il traitait Maupertuis, Pompignan, Rousseau, avec qui il était en guerre ouverte ; mais il n’épargnait pas toujours ceux avec qui il n’avait aucun démêlé, tels que Montesquieu, Duclos, Helvétius[2].

Le livre de l’Esprit[3] venait de paraître, et avait fait à Paris le plus grand éclat. Voltaire le caractérisait ainsi : « Le titre louche, l’ouvrage sans méthode, beaucoup de choses communes ou superficielles, et le neuf faux ou problématique. C’est Duclos, ajouta-t-il, qui a donné à Helvétius le courage de faire imprimer son livre ; mais il ne l’a pas défendu contre la persécution. » Duclos, selon lui, était un esprit caustique, dur et de mauvais goût.

Helvétius, qui était attaché à la cour[4], avait présenté lui-même son ouvrage à la famille royale, et en avait été très-gracieusement reçu. J’en fus charmé, je connaissais Helvétius ; c’était un homme doux, raisonnable, généralement aimé, et qu’on n’avait pas cru capable d’avoir composé un tel ouvrage. Mais quelques semaines après mes yeux s’ouvrirent ; j’étais dans

  1. Bettinelli prend ici une plaisanterie de conversation pour une chose sérieuse. Peu d’hommes ont été plus sobres que Voltaire. Il parlait souvent comme un voluptueux, parce que cela donne plus de jeu à l’esprit, et de liberté à la poésie. (Note de Suard.)
  2. La postérité n’adoptera pas ces jugements hasardés dans des moments d’humeur. Duclos et Helvétius conserveront une mémoire honorable. Bettinelli ajoute que Voltaire était à Paris lorsque le livre de l’Esprit parut : c’est une erreur. (Note de Suard.)
  3. De l’Esprit ; Paris, Durand, 1758, in-4°.
  4. Il était maître d’hôtel de la reine.