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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

ne l’amenasse à ma façon de penser à ce sujet, si j’avais le temps de faire à Genève un séjour plus long ; mais je quitte le dieu de notre littérature après-demain, et je retourne à Paris sans voir ni Toulon ni Marseille, ni Avignon, comme j’en avais d’abord quelque envie… Mlle Clairon, quoi qu’en dise Mme Noverre, est de tous points la plus étonnante que l’on ait vue depuis notre fameuse Lecouvreur, et je suis aussi certain qu’elle vaut pour le moins Mme Cibber[1], et même Mme Pritchard[2], que je suis sûr (compliment à part) qu’il nous manque un Garrick…



XLVIII.


GIBBON AUX DÉLICES[3].

1758.

Avant d’être rappelé de Suisse, j’eus la satisfaction de voir l’homme le plus extraordinaire du siècle : poëte, historien, philosophe ; qui a rempli trente in-quarto de prose, de vers, de productions variées souvent excellentes, toujours émouvantes. Ai-je besoin de nommer Voltaire ? Après avoir perdu par des torts véritables l’amitié du premier des rois[4], jouissant d’une grande fortune, il se retira, à soixante ans, dans un pays magnifique et libre, et passa deux hivers (1757 et 1758) à Lausanne, ou dans son voisinage. Mon désir de contempler Voltaire, que je mettais alors au-dessus de sa grandeur réelle, fut facilement satisfait. Il me reçut avec politesse comme un jeune Anglais ; mais je n’ai point à me vanter d’aucune particularité ou d’aucune distinction : Virgilium vidi tantum.

L’ode qu’il composa à son arrivée sur les bords du Lac Léman,

Ô maison d’Aristippe, ô jardin d’Épicure[5] !


avait été donnée comme un secret à la personne par qui je fus introduit[6]. Il me permit de la lire deux fois ; je la sus par cœur ; et comme ma discrétion n’était pas égale à ma mémoire, l’auteur eut bientôt à se plaindre

  1. Suzanne-Marie Arne (1716-1766), sœur d’Auguste Arne, le compositeur, et femme de Théophile Cibber, fils du célèbre poëte comique anglais de ce nom, d’avec lequel elle se sépara. Garrick, en apprenant sa mort, dit que la tragédie était morte avec elle.
  2. Hannah Pritchard (1711-1768), qui excellait dans la tragédie comme dans la comédie.
  3. Mémoires de Gibbon, Paris, an V, tome I, page 101 (traduction de Marignée). Gibbon (1737-1794) avait vingt et un ans quand il fit ce voyage de Suisse, pendant lequel il visita Voltaire.
  4. Frédéric II.
  5. C’est l’Épître LXXXV, tome X, p. 362.
  6. Le ministre Pavillard.