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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

hier par l’activité dont je soutins mon opinion : je tirai mon livre et lui lus la scène de Roméo, entre ce jeune homme et le frère Laurent :

Romeo, come forth ! etc.[1].

Il commença par rire de mon feu, mais à ces vers :

’Tis torture and not mercy ; heaven is here
Where Juliet lives.....
O Father, hadst thou not strong poison mix’d,
No sharp-ground knife, no present means of death,
But banishment to torture me withal ?


il s’anima, et dit franchement que cela était très-beau, très-touchant, très-naturel ; mais ce fut bien autre chose lorsque je continuai la scène, et qu’il entendit cette admirable énumération de parties qui prouve mieux que dix tragédies combien Shakespeare était éloquent :

Thou canst not speak of what thou dost not feel ;
Wert thou as young as I, Juliet thy love,
An hour but maried, Tybald murdered,
Doting like me, and like me banished,
Then might’st thou speak, then might’st thou tear thy hair
And fall upon the ground, as I do now,
Taking the mesure of an unmade grave.

Il ne connaissait guère cette pièce, qu’il a lue peut-être il y a plus de trente ans ; mais il me la demanda pour la relire, et fut enchanté de la catastrophe telle que vous en avez peint les circonstances. Je lui parlai de mon cher Garrick. « Oh ! vraiment, m’a-t-il dit, c’est un acteur inimitable que ce M. Garrick, à ce que disent ceux qui font vu. Ma nièce — en parlant à Mme Denis, qui demeure depuis longtemps avec son oncle, — si j’étais moins vieux et que je digérasse, il faudrait l’aller voir jouer ; mais n’aurions-nous pas aussi quelque franc capucin pour nous donner le rôle de frère Laurent ? » Je fis de mon mieux pour la réputation du bon Havard ; mais, entre nous soit dit, sa cause n’était pas aisée.

J’ai fait ressouvenir, aujourd’hui même, ce grand homme du trait sublime de Macduff :

He has no children[2] ;


de la scène entre le jeune Arthur et son gouverneur Hubert[3] : et de bien d’autres beautés de l’inimitable Shakespeare. Je ne doute presque pas que je

  1. Romeo and Juliet, acte III, scène III, dans laquelle frère Laurent annonce à Roméo qu’il vient d’être condamné à l’exil.
  2. Macbeth, acte IV, scène III, où Malcom, après avoir appris à Macduff le meurtre de sa femme et de ses enfants par Macbeth, cherche à le consoler par l’espoir de la vengeance.
  3. King John, acte IV, scène I, où Arthur de Bretagne supplie Hubert de ne pas exécuter l’ordre que le roi Jean a donné de lui brûler les yeux avec un fer rouge.