Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome1.djvu/399

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
325
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

me couchai tout habillé ; caché par mes rideaux, je tirai doucement le précieux dépôt du lieu où je l’avais mis ; c’était ce que Voltaire avait fait du poëme de la Pucelle. Il avait prévu que si cet ouvrage venait à se perdre, ou à tomber au pouvoir de ses ennemis, il lui serait impossible de le refaire. Je le sauvai. Telle était la passion de ce grand homme pour ses ouvrages. Il préférait la perte des richesses à la perte des productions de son génie.

Son cœur était bon et compatissant, il attendait de ses semblables les mêmes qualités. Tandis qu’il était dans la cour de Schmith, occupé à satisfaire un besoin de la nature, on vint m’appeler, et me dire d’aller le secourir. Je sors, je le trouve dans un coin de la cour, entouré de personnes qui l’observaient, de crainte qu’il ne prît la fuite, et je le vois courbé, se mettant les doigts dans la bouche, et faisant des efforts pour vomir. Je m’écrie, effrayé : « Vous trouvez-vous donc mal ? » Il me regarde, des larmes sortaient de ses yeux ; il me dit à voix basse : Fingo... fingo... (Je fais semblant.) Ces mots me rassurèrent ; je fis semblant de croire qu’il n’était pas bien, et je lui donnai le bras pour rentrer dans le comptoir. Il croyait par ce stratagème apaiser la fureur de cette canaille, et la porter à le traiter avec plus de modération.

Le redoutable Dorn, après nous avoir déposés à l’auberge du Bouc, se transporta avec des soldats à celle du Lion d’or, où Mme  Denis gardait les arrêts par l’ordre du bourgmestre. Il laissa son escouade dans l’escalier, et se présenta à cette dame, en lui disant que son oncle voulait la voir, et qu’il venait pour la conduire auprès de lui. Ignorant ce qui venait de se passer chez Schmith, elle s’empressa de sortir ; Dorn lui donna le bras. À peine fut-elle sortie de l’auberge, que les trois soldats l’entourèrent, et la conduisirent, non pas auprès de son oncle, mais à l’auberge du Bouc, où on la logea dans un galetas meublé d’un petit lit, n’ayant, pour me servir des expressions de Voltaire, que des soldats pour femmes de chambre, et leurs baïonnettes pour rideaux. Dorn eut l’insolence de se faire apporter à souper, et, sans s’inquiéter des convulsions horribles dans lesquelles une pareille aventure avait jeté Mme  Denis, il se mit à manger, et à vider bouteille sur bouteille.

Cependant Freytag et Schmith firent des réflexions : ils s’aperçurent que des irrégularités monstrueuses pouvaient rendre cette affaire très-mauvaise pour eux. Une lettre arrivée de Potsdam indiquait clairement que le roi de Prusse ignorait les vexations commises en son nom. Le lendemain de cette scène, on vint annoncer à Mme  Denis et à moi que nous avions la liberté de nous promener dans la maison, mais non d’en sortir. L’œuvre de poëshie fut remis, et les billets que Voltaire et Freytag s’étaient faits furent échangés.

Freytag fit transporter à la gargote où nous étions logés la malle qui contenait les papiers, l’argent et les bijoux. Avant d’en faire l’ouverture, il donna à signer à Voltaire un billet par lequel celui-ci s’obligeait à payer les frais de capture et d’emprisonnement. Une clause de ce singulier écrit était que les deux parties ne parleraient jamais de ce qui venait de se passer. Les frais avaient été fixés à cent vingt-huit écus d’Allemagne. J’étais occupé à faire un double de l’acte, lorsque Schmith arriva. Il lut le papier, et, pré-