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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

des valets et des servantes, nous entourent ; Mme  Schmith passe devant Voltaire d’un air dédaigneux, et vient écouter le récit de Freytag, qui raconte de l’air d’un matamore comment il est parvenu à faire cette importante capture, et vante avec emphase son adresse et son courage.

Quel contraste ! Que l’on se représente l’auteur de la Henriade et de Mérope, celui que Frédéric avait nommé son ami, ce grand homme qui de son vivant reçut à Paris, au milieu du public enivré, les honneurs de l’apothéose, entouré de cette valetaille, accablé d’injures, traité comme un vil scélérat, abandonné aux insultes des plus grossiers et des plus méchants des hommes, et n’ayant d’autres armes que sa rage et son indignation !

On s’empare de nos effets et de la cassette ; on nous fait remettre tout l’argent que nous avions dans nos poches ; on enlève à Voltaire sa montre sa tabatière, et quelques bijoux qu’il portait sur lui ; il demande une reconnaissance, on la refuse. « Comptez cet argent, dit Schmith à ses commis ; ce sont des drôles capables de soutenir qu’il y en avait une fois autant. » Je demande de quel droit on m’arrête, et j’insiste fortement pour qu’il soit dressé un procès-verbal. Je suis menacé d’être jeté dans un corps de garde. Voltaire réclame sa tabatière, parce qu’il ne peut se passer de tabac ; on lui répond que l’usage est de s’emparer de tout.

Ses yeux étincelaient de fureur, et se levaient de temps en temps vers les miens, comme pour les interroger. Tout à coup, apercevant une porte entr’ouverte, il s’y précipite et sort. Mme  Schmith compose une escouade de courtauds de boutique et de trois servantes, se met à leur tête, et court après le fugitif. « Ne puis-je donc, s’écria-t-il, pourvoir aux besoins de la nature ? » On le lui permet ; on se range en cercle autour de lui, on le ramène après cette opération.

En rentrant dans le comptoir, Schmith, qui se croit offensé personnellement, lui crie : « Malheureux ! vous serez traité sans pitié et sans ménagement », et la valetaille recommence ses criailleries. Voltaire, hors de lui, s’élance une seconde fois dans la cour ; on le ramène une seconde fois.

Cette scène avait altéré le résident et toute sa séquelle : Schmith fit apporter du vin, et l’on se mit à trinquer a la santé de Son Excellence monseigneur Freytag. Sur ces entrefaites arriva un nommé Dorn, espèce de fanfaron que l’on avait envoyé sur une charrette à notre poursuite. Apprenant aux portes de la ville que Voltaire venait d’être arrêté, il rebrousse chemin, arrive au comptoir, et s’écrie : « Si je l’avais attrapé en route, je lui aurais brûlé la cervelle ! » On verra bientôt qu’il craignait plus pour la sienne qu’il n’était redoutable pour celle des autres.

Après deux heures d’attente, il fut question d’emmener les prisonniers. Les portefeuilles et la cassette furent jetés dans une malle vide qui fut fermée avec un cadenas, et scellée d’un papier cacheté des armes de Voltaire et du chiffre de Schmith. Dorn fut chargé de nous conduire. Il nous fit entrer dans une mauvaise gargote, à l’enseigne du Bouc, où douze soldats, commandés par un bas officier, nous attendaient. Là, Voltaire fut enfermé dans une chambre, avec trois soldats portant la baïonnette au bout du fusil ; je fus séparé de lui, et gardé de même. Et c’est à Francfort, dans une ville qua-