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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

Après cette assurance de la part du résident, Voltaire crut devoir rester tranquille jusqu’à l’arrivée de la caisse. Il fit part de ce contre-temps à Mme  Denis, qui l’attendait à Strasbourg ; et, sans inquiétude pour l’avenir comme sans ressentiment du passé, il continua de travailler aux Annales de l’Empire. Mme  Denis, à la réception de la lettre, se rendit à Francfort sans perdre un instant. Je la vis alors pour la première fois, et je ne prévoyais pas que, victime de son dévouement, elle se trouverait enveloppée dans la catastrophe qui menaçait son oncle.

La caisse renfermant l’œuvre de poëshie arriva le 17 juin ; elle fut portée le jour même chez Freytag. J’allai le lendemain pour être présent à l’ouverture, et le prévenir que, conformément au billet que lui Freytag avait signé, Voltaire se proposait de partir sous trois heures ; il me répondit brusquement qu’il n’avait pas le temps, et que l’on ouvrirait la caisse dans l’après-dînée. Je retourne à l’heure convenue ; on me dit que de nouveaux ordres du roi enjoignent de tout suspendre et de laisser les choses dans l’état où elles sont. Je reviens, presque découragé, retrouver Voltaire, et lui rendre compte de m.es démarches. Il se transporte chez le résident, et demande communication des ordres du roi. Freytag balbutie, refuse, et vomit force injures.

Voltaire, irrité, craignant des événements plus funestes et se croyant libre d’user de la faculté que lui donnait l’écrit du résident, prit la résolution de s’évader. Voici quel était son plan : il devait laisser la caisse entre les mains de Freytag ; Mme  Denis serait restée avec nos malles, pour attendre l’issue de cette odieuse et singulière aventure ; Voltaire et moi devions partir, emportant seulement quelques valises, les manuscrits et l’argent renfermés dans la cassette. J’arrêtai en conséquence une voiture de louage, et préparai tout pour notre départ, qui ressemblait assez à la fuite de deux coupables[1].

À l’heure convenue, nous trouvâmes le moyen de sortir de l’auberge sans être remarqués. Nous arrivâmes heureusement jusqu’au carrosse de louage ; un domestique nous suivait, chargé de deux portefeuilles et de la cassette ; nous partîmes avec l’espoir d’être enfin délivrés de Freytag et de ses agents. Arrivés à la porte de la ville qui conduit au chemin de Mayence, on arrête le carrosse, et l’on court instruire le résident de notre tentative d’évasion. En attendant qu’il arrivât, Voltaire expédie son domestique à Mme  Denis. Freytag paraît bientôt dans une voiture escortée par des soldats, et nous y fait monter en accompagnant cet ordre d’imprécations et d’injures. Oubliant qu’il représente le roi son maître, il monte avec nous, et, comme un exempt de police, nous conduit ainsi à travers la ville et au milieu de la populace attroupée.

On nous conduisit de la sorte chez un marchand nommé Schmith, qui avait le titre de conseiller du roi de Prusse, et était le suppléant de Freytag. La porte est barricadée et des factionnaires apostés pour contenir le peuple assemblé. Nous sommes conduits dans un comptoir ; des commis,

  1. On prétend que Beaumarchais a dit : « Si l’on m’accusait d’avoir volé les tours de Notre-Dame, je commencerais par me sauver, et je discuterais ensuite. » (Note de Colini.) —On attribue ce mot au président de Lamoignon. (B.)