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VIE DE VOLTAIRE.

L’histoire de ce qui s’est fait en Europe en faveur de la raison et de l’humanité est celle de ses travaux et de ses bienfaits. Si l’usage absurde et dangereux d’enterrer les morts dans l’enceinte des villes, et même dans les temples, a été aboli dans quelques contrées ; si, dans quelques parties du continent de l’Europe, les hommes échappent par l’inoculation à un fléau qui menace la vie et souvent détruit le bonheur ; si le clergé des pays soumis à la religion romaine a perdu sa dangereuse puissance, et va perdre[1] ses scandaleuses richesses ; si la liberté de la presse y a fait quelques progrès ; si la Suède, la Russie, la Pologne, la Prusse, les États de la maison d’Autriche, ont vu disparaître une intolérance tyrannique ; si même en France, et dans quelques États d’Italie, on a osé lui porter quelques atteintes ; si les restes honteux de la servitude féodale ont été ébranlés en Russie, en Danemark, en Bohème, et en France ; si la Pologne même en sent aujourd’hui l’injustice et le danger ; si les lois absurdes et barbares de presque tous les peuples ont été abolies, ou sont menacées d’une destruction prochaine ; si partout on a senti la nécessité de réformer les lois et les tribunaux ; si, dans le continent de l’Europe, les hommes ont senti qu’ils avaient le droit de se servir de leur raison ; si les préjugés religieux ont été détruits dans les premières classes de la société, ; affaiblis dans les cours et dans le peuple ; si leurs défenseurs ont été réduits à la honteuse nécessité d’en soutenir l’utilité politique ; si l’amour de l’humanité est devenu le langage commun de tous les gouvernements ; si les guerres sont devenues moins fréquentes ; si on n’ose plus leur donner pour prétexte l’orgueil des souverains ou des prétentions que la rouille des temps a couvertes ; si l’on a vu tomber tous les masques imposteurs sous lesquels des castes privilégiées étaient en possession de tromper les hommes ; si pour la première fois la raison commence à répandre sur tous les peuples de l’Europe un jour égal et pur ; partout, dans l’histoire de ces changements, on trouvera le nom de Voltaire, presque partout on le verra ou commencer le combat ou décider la victoire.

  1. La prédiction que Condorcet faisait ici ne tarda pas à se vérifier ; le 2 novembre 1789, les biens ecclésiastiques furent déclarés être à la disposition de la nation. Un décret du 18 mars 1790 ordonna qu’ils seraient vendus. L’abbaye de Scellières, où étaient les restes de Voltaire, allait être vendue. Un décret du 8 mai 1791, sanctionné le 15 par Louis XVI, ordonne que les restes de Voltaire seront provisoirement transportés dans l’église de Romilly, en attendant que l’Assemblée nationale ait statué sur les honneurs funèbres à lui rendre. Un autre décret du 30 mai prononce la translation de ses cendres au Panthéon (c’était le nom donné au nouvel édifice Sainte-Geneviève). Ce décret donna lieu à une réclamation intitulée Pétition à l’Assemblée nationale relative au transport de Voltaire, in-8o de huit pages, qui eut deux éditions. Elle est revêtue de plus de cent soixante signatures, dont la plus remarquable est celle de P.-J. Agier, alors juge, mort en 1823, l’un des présidents de la cour royale de Paris. Parmi les autres personnes qui signèrent figurent des curés, des instituteurs, et des jansénistes ecclésiastiques ou laïques. La translation n’en eut pas moins lieu le 11 juillet 1791. Le même jour, on donna sur le Théâtre-Français une représentation des Muses rivales, de La Harpe, avec quelques vers ajoutés relatifs à la circonstance. Sous le règne de Napoléon, l’église de Sainte-Geneviéve fut rendue au culte catholique ; on y attacha du moins un archiprêtre. Mais les cendres de Voltaire restèrent dans le caveau où elles avaient été mises, ainsi que celles de J.-J. Rousseau, qui y avaient été apportées le 20 vendémiaire an III de la République (11 octobre 1794).

    Sous la Restauration, on avait ôté au monument le nom de Panthéon. Sous le titre d’église de Sainte-Geneviève il fut remis, en 1821, à des missionnaires qui y firent quelques prédications. On avait tout à craindre de leur fanatisme. L’administration eut la précaution de mettre en sûreté les sarcophages de Voltaire et de Rousseau ; on les transporta dans des caveaux situés sous le grand porche en dehors de l’édifice. Ces caveaux, formant une sorte de cimetière sur lequel le clergé ne pouvait élever de prétention, furent fermés avec beaucoup de précaution, et les clefs en restèrent entre les mains de M. Hély d’Oissol, alors directeur des travaux publics. En 1827, M. Héricart de Thury jugea à propos de faire établir une double clôture, le 26 mars, après avoir visité les fermetures des caveaux et les avoir trouvées en bon état.

    En 1830, les deux sarcophages ont été replacés dans le caveau où ils étaient avant 1821.

    Mais tous les restes de Voltaire ne sont pas au Panthéon : son cœur, qui devait être à Ferney, y resta tant que le marquis de Villette posséda cette terre ; il était à Paris en 1791, et fut depuis transporté au château de Villette (près de Pont-Sainte-Maxence), où il est aujourd’hui.

    M. Mitouart, apothicaire à Paris, chargé de l’embaumement du corps de Voltaire eut de la famille la permission de garder son cervelet, et le conserva dans de l’esprit de vin. M. Mitouart fils, pensant qu’il était moins convenablement chez un particulier qu’il ne le serait dans un établissement public, offrit au gouvernement de le déposer au Muséum d’histoire naturelle. C’était du temps du Directoire et pendant que François de Neufchâteau était ministre de l’intérieur. Une lettre de ce ministre, insérée dans le Moniteur du 17 germinal an VII (6 mars 1799), accepte l’offre de M. Mitouart, et parle de placer le cervelet de Voltaire à la Bibliothèque nationale, au milieu des productions du génie qui les anima, c’est-à-dire dans une salle qui eût contenu ses Œuvres. Cela n’eut aucune suite : le cervelet, aujourd’hui (juin 1834), comme en 1799, est dans les mains de M. Mitouart, pharmacien de la maison de santé, rue du Faubourg-Saint-Denis, à Paris.

    On voit par l’extrait de la lettre de M. Bouillerot que, lors de l’exhumation de Voltaire en 1791, un calcanéum se détacha, et fut emporté par un curieux. Ce calcanéum était conservé dans le cabinet d’histoire naturelle de M. Mandonnet propriétaire à Chicherei près de Troyes, et a été le sujet d’une pièce de vers par M. Bernard, imprimée dans les Mémoires de la Société académique du département de l’Aube.

    Lors de la même exhumation, deux dents furent enlevées ; l’une a été longtemps conservée par M. Charron, officier municipal de la commune de Paris, et commissaire spécial pour le transport du corps de Voltaire ; l’autre dent fut donnée à Ant.-Fr. Lemaire, qui fut depuis rédacteur du journal intitulé le Citoyen français, et est mort fou à Bicêtre, il y a une dixaine d’années. Lemaire portait la relique dans un médaillon sur lequel était inscrit ce distique :

    Les prêtres ont causé tant de mal à la terre
    Que je garde contre eux une dent de Voltaire.

    À la mort de Lemaire, la dent est passée à l’un de ses cousins, portant le même nom que lui, et dentiste à Paris. (B.)

    Cette note de Beuchot sur l’histoire posthume de Voltaire est incomplète. Elle est complétée par les pièces que l’on trouvera plus loin, à la suite des Documents biographiques.