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VIE DE VOLTAIRE.

On ne peut lire son théâtre sans observer que l’art tragique lui doit les seuls progrès qu’il ait faits depuis Racine ; et ceux mêmes qui lui refuseraient la supériorité ou l’égalité du talent de la poésie ne pourraient, sans aveuglement ou sans injustice, méconnaître ces progrès. Ses dernières tragédies prouvent qu’il était bien éloigné de croire avoir atteint le but de cet art si difficile. Il sentait que l’on pouvait encore rapprocher davantage la tragédie de la nature, sans lui rien ôter de sa pompe et de sa noblesse ; qu’elle peignait encore trop souvent des mœurs de convention, que les femmes y parlaient trop de leur amour, qu’il fallait les offrir sur le théâtre comme elles sont dans la société, ne montrant d’abord leur passion que par les efforts qu’elles font pour la cacher, et ne s’y abandonnant que dans les moments où l’excès du danger et du malheur ne permet plus de rien ménager. Il croyait que des hommes simples, grands par leur seul caractère, étrangers à l’intérêt et à l’ambition, pouvaient offrir une source de beautés nouvelles, donner à la tragédie plus de variété et de vérité. Mais il était trop faible pour exécuter ce qu’il avait conçu ; et, si l’on excepte le rôle du père d’Irène, ses dernières tragédies sont plutôt des leçons que des modèles.

Si donc un homme de génie, dans les arts, est surtout celui qui, en les enrichissant de nouveaux chefs-d’œuvre, en a reculé les bornes, quel homme a plus mérité que Voltaire ce titre, qui lui a été cependant refusé par des écrivains, la plupart trop éloignés d’avoir du génie pour sentir ce qui en est le vrai caractère ?

C’est à Voltaire que nous devons d’avoir conçu l’histoire sous un point de vue plus vaste, plus utile que les anciens. C’est dans ses écrits qu’elle est devenue, non le récit des événements, le tableau des révolutions d’un peuple, mais celui de la nature humaine tracé d’après les faits, mais le résultat philosophique de l’expérience de tous les siècles et de toutes les nations. C’est lui qui le premier a introduit dans l’histoire la véritable critique, qui a montré le premier que la probabilité naturelle des événements devait entrer dans la balance avec la probabilité des témoignages, et que l’historien philosophe doit non-seulement rejeter les faits miraculeux, mais peser avec scrupule les motifs de croire ceux qui s’écartent de l’ordre commun de la nature.

Peut-être a-t-il abusé quelquefois de cette règle si sage qu’il avait donnée, et dont le calcul peut rigoureusement démontrer la vérité. Mais on lui devra toujours d’avoir débarrassé l’histoire de cette foule de faits extraordinaires adoptés sans preuves, qui, frappant, davantage les esprits, étouffaient les événements les plus naturels et les mieux constatés ; et, avant lui, la plupart des hommes ne savaient de l’histoire que les fables qui la défigurent. Il a prouvé que les absurdités du polythéisme n’avaient jamais été chez les grandes nations que la religion du vulgaire, et que la croyance d’un Dieu unique, commune a tous les peuples, n’avait pas eu besoin d’être révélée par des moyens surnaturels. Il a montré que tous les peuples ont reconnu les grands principes de la morale, toujours d’autant plus pure que les hommes ont été plus civilisés et plus éclairés. Il nous a fait voir que souvent l’influence des religions a corrompu la morale, et que jamais elle ne l’a perfectionnée.