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VIE DE VOLTAIRE.

La mode d’accuser Voltaire de jalousie était même parvenue au point que l’on attribuait à ce sentiment, et ses sages observations sur l’ouvrage d’Helvétius, que, par respect pour un philosophe persécuté, il avait eu la délicatesse de ne publier qu’après sa mort, et jusqu’à sa colère contre le succès éphémère de quelques mauvaises tragédies : comme si on ne pouvait être blessé, sans aucun retour sur soi-même, de ces réputations usurpées, souvent si funestes aux progrès des arts et de la philosophie. Combien, dans un autre genre, les louanges prodiguées à Richelieu, à Colbert, et à quelques autres ministres, n’ont-elles pas arrêté la marche de la raison dans les sciences politiques !

En lisant les ouvrages de Voltaire, on voit que personne n’a possédé peut-être la justesse d’esprit à un plus haut degré. Il la conserve au milieu de l’enthousiasme poétique, comme dans l’ivresse de la gaieté ; partout elle dirige son goût et règle ses opinions : et c’est une des principales causes du charme inexprimable que ses ouvrages ont pour tous les bons esprits. Aucun esprit n’a pu peut-être embrasser plus d’idées à la fois, n’a pénétré avec plus de sagacité tout ce qu’un seul instant peut saisir, n’a montré même plus de profondeur dans tout ce qui n’exige pas ou une longue analyse, ou une forte méditation. Son coup d’œil d’aigle a plus d’une fois étonné ceux mêmes qui devaient à ces moyens des idées plus approfondies, des combinaisons plus vastes et plus précises. Souvent, dans la conversation, on le voyait en un instant choisir entre plusieurs idées, les ordonner à la fois, et, pour la clarté et pour l’effet, les revêtir d’une expression heureuse et brillante.

De là ce précieux avantage d’être toujours clair et simple, sans jamais être insipide, et d’être lu avec un égal plaisir, et par le peuple des lecteurs, et par l’élite des philosophes. En le lisant avec réflexion, on trouve dans ses ouvrages une foule de maximes d’une philosophie profonde et vraie qui échappent aux lecteurs superficiels, parce qu’elles ne commandent point l’attention, et qu’elles n’exigent aucun effort pour être entendues.

Si on le considère comme poëte, on verra que, dans tous les genres où il s’est essayé, l’ode et la comédie sont les seuls où il n’ait pas mérité d’être placé au premier rang. Il ne réussit point dans la comédie, parce qu’il avait, comme on l’a déjà remarqué, le talent de saisir le ridicule des opinions, et non celui des caractères, qui, pouvant être mis en action, est le seul propre à la comédie. Ce n’est pas que dans un pays où la raison humaine serait affranchie de toutes ses lisières, où la philosophie serait populaire, on ne pût mettre avec succès sur le théâtre des opinions à la fois dangereuses et absurdes ; mais ce genre de liberté n’existe encore pour aucun peuple.

La poésie lui doit la liberté de pouvoir s’exercer dans un champ plus vaste ; et il a montré comment elle peut s’unir avec la philosophie, de manière que la poésie, sans rien perdre de ses grâces, s’élève à de nouvelles beautés, et que la philosophie, sans sécheresse et sans enflure, conserve son exactitude et sa profondeur.