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VIE DE VOLTAIRE.

Il fut constant dans l’amitié. Celle qui le liait à Génonville, au président de Maisons, à Formont, à Cideville, à la marquise du Châtelet, à d’Argental, à d’Alembert[1], troublée par des nuages passagers, ne se termina que par la mort. On voit dans ses ouvrages que peu d’hommes sensibles ont conservé aussi longtemps que lui le souvenir des amis qu’ils ont perdus dans la jeunesse.

On lui a reproché ses nombreuses querelles ; mais dans aucune il n’a été l’agresseur ; mais ses ennemis, ceux du moins pour lesquels il fut irréconciliable, ceux qu’il dévoua au mépris public, ne s’étaient point bornés à des attaques personnelles ; ils s’étaient rendus ses délateurs auprès des fanatiques, et avaient voulu appeler sur sa tête le glaive de la persécution. Il est affligeant sans doute d’être obligé de placer dans cette liste des hommes d’un mérite réel : le poëte Rousseau, les deux Pompignan[2], Larcher, et même Rousseau de Genève. Mais n’est-il pas plus excusable de porter trop loin, dans sa vengeance, les droits de la défense naturelle, et d’être injuste en cédant à une colère dont le motif est légitime, que de violer les lois de l’humanité en compromettant les droits, la liberté, la sûreté d’un citoyen, pour satisfaire son orgueil, ses projets d’hypocrisie, ou son attachement opiniâtre à ses opinions ?

On a reproché à Voltaire son acharnement contre Maupertuis ; mais cet acharnement ne se borna-t-il pas à couvrir de ridicule un homme qui, par de basses intrigues, avait cherché à le déshonorer et à le perdre, et qui, pour se venger de quelques plaisanteries, avait appelé à son secours la puissance d’un roi irrité par ses insidieuses délations ?

On a prétendu que Voltaire était jaloux, et on y a répondu par ce vers de Tancrède[3] :

De qui dans l’univers peut-il être jaloux ?

Mais, dit-on, il l’était de Buffon. Quoi ! l’homme dont la main puissante ébranlait les antiques colonnes du temple de la Superstition, et qui aspirait à changer en hommes ces vils troupeaux qui gémissaient depuis si longtemps sous la verge sacerdotale, eût-il été jaloux de la peinture heureuse et brillante des mœurs de quelques animaux, ou de la combinaison plus ou moins adroite de quelques vains systèmes démentis par les faits ?

  1. D’Argental et d’Alembert ont seuls survécu à Voltaire.
  2. L’un d’eux vient d’effacer, par une conduite noble et patriotique, les taches que ses délations épiscopales avaient répandues sur sa vie. On le voit adopter aujourd’hui avec courage les mêmes principes de liberté que dans ses ouvrages il reprochait avec amertume aux philosophes, et contre lesquels il invoquait la vengeance du despotisme. On se tromperait si, d’après cette contradiction, on l’accusait de mauvaise foi. Rien n’est plus commun que des hommes qui, joignant à une âme honnête et à un sens droit un esprit timide, n’osent examiner certains principes, ni penser d’après eux-mêmes, sur certains objets, avant de se sentir appuyés par l’opinion. (K.)

    — C’est Lefranc de Pompignan, archevêque de Vienne, que Condorcet loue ici. Cependant lorsqu’en 1781 avait paru le prospectus de l’édition de Kehl des Œuvres de Voltaire, ce prélat avait publié un violent mandement. Mais, le 22 juin 1789, ce fut à la tête des cent quarante-neuf membres de l’ordre du clergé qu’il alla se réunir à l’ordre du tiers état pour faire en commun la vérification des pouvoirs.

  3. Acte IV, scène v. La Harpe, dans son Éloge de Voltaire (voyez page 183), a déjà fait la même citation.