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VIE DE VOLTAIRE.

L’Académie française, qui ne l’avait adopté qu’à cinquante-deux ans[1], lui prodigua les honneurs, et le reçut moins comme un égal que comme le souverain de l’empire des lettres[2]. Les enfants de ces courtisans orgueilleux qui l’avaient vu avec indignation vivre dans leur société sans bassesse, et qui se plaisaient à humilier en lui la supériorité de l’esprit et des talents, briguaient l’honneur de lui être présentés, et de pouvoir se vanter de l’avoir vu.

C’était au théâtre, où il avait régné si longtemps, qu’il devait attendre les plus grands honneurs. Il vint à la troisième[3] représentation d’Irène, pièce faible, à la vérité, mais remplie de beautés, et où les rides de l’âge laissaient encore voir l’empreinte sacrée du génie. Lui seul attira les regards d’un peuple avide de démêler ses traits, de suivre ses mouvements, d’observer ses gestes. Son buste fut couronné sur le théâtre, au milieu des applaudissements, des cris de joie, des larmes d’enthousiasme et d’attendrissement. Il fut obligé, pour sortir, de percer la foule entassée sur son passage ; faible, se soutenant à peine, les gardes qu’on lui avait donnés pour l’aider lui étaient inutiles ; à son approche on se retirait avec une respectueuse tendresse ; chacun se disputait la gloire de l’avoir soutenu un moment sur l’escalier ; chaque marche lui offrait un secours nouveau, et on ne souffrait pas que personne s’arrogeât le droit de le soutenir trop longtemps.

Les spectateurs le suivirent jusque dans son appartement : les cris de vive Voltaire ! vive la Henriade ! vive Mahomet ! vive la Pucelle ! retentissaient autour de lui. On se précipitait à ses pieds, on baisait ses vêtements. Jamais homme n’a reçu des marques plus touchantes de l’admiration, de la tendresse publique ; jamais le génie n’a été honoré par un hommage plus flatteur. Ce n’était point à sa puissance, c’était au bien qu’il avait fait, que s’adressait cet hommage. Un grand poëte n’aurait eu que des applaudissements ; les larmes coulaient sur le philosophe qui avait brisé les fers de la raison et vengé la cause de l’humanité.

L’âme sublime et passionnée de Voltaire fut attendrie de ces tributs de respect et de zèle. On veut me faire mourir de plaisir, disait-il ; mais c’était le cri de la sensibilité, et non l’adresse de l’amour-propre. Au milieu des hommages de l’Académie française, il était frappé surtout de la possibilité d’y introduire une philosophie plus hardie. « On me traite mieux que je ne mérite, me disait-il un jour. Savez-vous que je ne désespère point de faire proposer l’éloge de Coligny ? »

Il s’occupait, pendant les représentations d’Irène, à revoir son Essai
  1. En 1716.
  2. L’Académie française lui envoya une députation ; et lorsque, le 30 mars, il se rendit à une séance publique de l’Académie, l’Académie, qui était nombreuse ce jour-là, alla au-devant de lui jusque dans la première salle. On le fit asseoir à la place du directeur. Après la lecture de l’Éloge de Boileau, par d’Alembert, on lui proposa d’accepter extraordinairement, et par un choix unanime, la place de directeur, qu’on avait coutume de tirer au sort, et qui allait être vacante à la fin du trimestre de janvier.
  3. Ce fut à la sixième représentation d’Irène que Voltaire assista le 30 mars 1778.