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VIE DE VOLTAIRE.

Voilà ce que devait penser Voltaire, voilà ce que pensait M. Turgot.

On a parlé de l’injustice d’une guerre contre les Turcs. Peut-on être injuste envers une horde de brigands qui tiennent dans les fers un peuple esclave, à qui leur avide férocité prodigue les outrages ? Qu’ils rentrent dans ces déserts dont la faiblesse de l’Europe leur a permis de sortir, puisque dans leur brutal orgueil ils ont continué à former une race de tyrans, et qu’enfin la patrie de ceux à qui nous devons nos lumières, nos arts, nos vertus même, cesse d’être déshonorée par la présence d’un peuple qui unit les vices infâmes de la mollesse à la férocité des peuples sauvages. Vous craignez pour la balance de l’Europe, comme si ces conquêtes ne devaient pas diminuer la force des conquérants, au lieu de l’augmenter ; comme si l’Asie ne devait pas longtemps offrir à des ambitieux une proie facile qui les dégoûterait des conquêtes hasardeuses qu’ils pourraient tenter en Europe ! Ce n’est point la politique des princes, ce sont les lumières des peuples civilisés qui garantiront à jamais l’Europe des invasions ; et plus la civilisation s’étendra sur la terre, plus on en verra disparaître la guerre et les conquêtes, comme l’esclavage et la misère.

Louis XV mourut[1]. Ce prince, qui depuis longtemps bravait dans sa conduite les préceptes de la morale chrétienne, ne s’était cependant jamais élevé au-dessus des terreurs religieuses. Les menaces de la religion revenaient l’effrayer à l’apparence du moindre danger ; mais il croyait qu’une promesse de continence, si facile à faire sur un lit de mort, et quelques paroles d’un prêtre, pouvaient expier les fautes d’un règne de soixante ans. Plus timide encore que superstitieux, accoutumé par le cardinal de Fleury à regarder la liberté de penser comme une cause de trouble dans les États, ou du moins d’embarras pour les gouvernements, ce fut malgré lui que, sous son règne, la raison humaine fit en France des progrès rapides. Celui qui y travaillait avec le plus d’éclat et de succès était devenu l’objet de sa haine. Cependant il respectait en lui la gloire de la France, et ne voyait pas sans orgueil l’admiration de l’Europe placer un de ses sujets au premier rang des hommes illustres. Sa mort ne changea rien au sort de Voltaire, et M. de Maurepas joignait aux préjugés de Fleury une haine plus forte encore pour tout ce qui s’élevait au-dessus des hommes ordinaires.

Voltaire avait prodigué à Louis XV, jusqu’à son voyage en Prusse, des éloges exagérés, sans pouvoir le désarmer ; il avait gardé un silence presque absolu depuis cette époque où les malheurs et les fautes de ce règne auraient rendu ses louanges avilissantes. Il osa être juste envers lui après sa mort[2], dans l’instant où la nation presque entière semblait se plaire à déchirer sa mémoire ; et on a remarqué que les philosophes, qu’il ne protégea jamais, furent alors les seuls qui montrassent quelque impartialité, tandis que des prêtres[3] chargés de ses bienfaits insultaient à ses faiblesses.

  1. 10 mal 1774.
  2. Voyez l’Éloge funèbre de Louis XV, tome XXIX, page 291.
  3. Beauvais, évêque de Senez ; voyez tome XXIX, page 307.