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VIE DE VOLTAIRE.

On revit le procès de la femme Montbailly : le conseil d’Artois qui l’avait condamnée la déclara innocente, et, plus noble ou moins orgueilleux que le parlement de Toulouse, il pleura sur le malheur irréparable d’avoir fait périr un innocent ; il s’imposa lui-même le devoir d’assurer des jours paisibles à l’infortunée dont il avait détruit le bonheur.

Si Voltaire n’avait montré son zèle que contre des injustices liées à des événements publics, ou à la cause de la tolérance, on eût pu l’accuser de vanité ; mais son zèle fut le même pour cette cause obscure à laquelle son nom seul a donné de l’éclat.

C’est ainsi qu’on a vu depuis un magistrat, enlevé trop tôt à ses amis et aux malheureux[1] intéresser l’Europe à la cause de trois paysans de Champagne, et obtenir par son éloquence et par la persécution une gloire brillante et durable, pour prix d’un zèle que le sentiment de l’humanité, l’amour de la justice, avaient seuls inspiré. Les hommes incapables de ces actions ne manquent jamais de les attribuer au désir de la renommée ; ils ignorent quelles angoisses le spectacle d’une injustice fait éprouver à une âme fière et sensible, à quel point il tourmente la mémoire et la pensée, combien il fait sentir le besoin impérieux de prévenir ou de réparer le crime ; ils ne connaissent point ce trouble, cette horreur involontaire qu’excite dans tous les sens la vue, l’idée seule d’un oppresseur triomphant ou impuni : et l’on doit plaindre ceux qui ont pu croire que l’auteur d’Alzire et de Brutus avait besoin de la gloire d’une bonne action pour défendre l’innocence et s’élever contre la tyrannie.

Une nouvelle occasion de venger l’humanité outragée s’offrit à lui. La servitude, solennellement abolie en France par Louis Hutin, subsistait encore sous Louis XV dans plusieurs provinces. En vain avait-on plus d’une fois formé le projet de l’abolir. L’avarice et l’orgueil avaient opposé à la justice une résistance qui avait fatigué la paresse du gouvernement. Les tribunaux supérieurs, composés de nobles, favorisaient les prétentions des seigneurs.

Ce fléau affligeait la Franche-Comté, et particulièrement le territoire du couvent de Saint-Claude. Ces moines, sécularisés en 1742, ne devaient qu’à des titres faux la plupart de leurs droits de mainmorte, et les exerçaient avec une rigueur qui réduisait à la misère un peuple sauvage, mais bon et industrieux. À la mort de chaque habitant, si ses enfants n’avaient pas constamment habité la maison paternelle, le fruit de ses travaux appartenait aux moines. Les enfants, la veuve, sans meubles, sans habits, sans domicile, passaient du sein d’une vie laborieuse et paisible à toutes les horreurs de la mendicité. Un étranger mourait-il après un an de séjour sur cette terre frappée de l’anathème féodal, son bien appartenait encore aux moines. Une fille n’héritait pas de son père, si on pouvait prouver qu’elle eût passé la nuit de ses noces hors de la maison paternelle.

    de leurs droits, cet amour du pouvoir. L’un d’eux vient de mériter l’estime et la vénération de tous les citoyens, en prononçant dans le parlement de Paris ces paroles remarquables : « Les citoyens seuls ont des droits ; les magistrats, comme magistrats, n’ont que des devoirs. » (K.)

  1. M. Dupaty. (K.) — Son écrit intitulé Mémoire justificatif pour trois hommes condamnés à la roue, 1786, in-4o, fut condamné à être brûlé de la main du bourreau par arrêt du parlement du mois d’août 1786.