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VIE DE VOLTAIRE.

Voltaire haïssait le parlement de Paris, et aimait le duc de Choiseul ; il voyait dans l’un un ancien persécuteur que sa gloire avait aigri et n’avait pas désarmé ; dans l’autre, un bienfaiteur et un appui. Il fut fidèle à la reconnaissance, et constant dans ses opinions. Dans toutes ses lettres, il exprime ses sentiments pour le duc de Choiseul avec franchise, avec énergie ; et il n’ignorait pas que ses lettres (grâce à l’infâme usage de violer la foi publique) étaient lues par les ennemis du ministre exilé. Un joli conte, intitulé Barmécide[1], est le seul monument durable de l’intérêt que cette disgrâce avait excité. L’injustice avec laquelle les amis ou les partisans du ministre l’accusèrent d’ingratitude[2] fut un des chagrins les plus vifs que Voltaire ait éprouvés. Il le fut d’autant plus que le ministre partagea cette injustice. En vain Voltaire tenta de le désabuser ; il invoqua vainement les preuves qu’il donnait de son attachement et de ses regrets.

Je l’ai dit à la terre, au ciel, à Guzman même[3],


écrivait-il dans sa douleur[4]. Mais il ne fut pas entendu.

Les grands, les gens en place, ont des intérêts, et rarement des opinions ; combattre celle qui convient à leurs projets actuels, c’est, à leurs yeux, se déclarer contre eux. Cet attachement à la vérité, l’une des plus fortes passions des esprits élevés et des âmes indépendantes, n’est pour eux qu’un sentiment chimérique. Ils croient qu’un raisonneur, un philosophe, n’a, comme eux, que des opinions du moment, professe ce qu’il veut, parce qu’il ne tient fortement à rien, et doit par conséquent changer de principes suivant les intérêts passagers de ses amis ou de ses bienfaiteurs. Ils le regardent comme un homme fait pour défendre la cause qu’ils ont embrassée, et non pour soutenir ses principes personnels ; pour servir sous eux, et non pour juger de la justice de la guerre. Aussi le duc de Choiseul et ses amis paraissaient-ils croire que Voltaire aurait dû, par respect pour lui, ou trahir ou cacher ses opinions sur des questions de droit public. Anecdote curieuse, qui prouve à quel point l’orgueil de la grandeur ou de la naissance peut faire oublier l’indépendance naturelle de l’esprit humain, et l’inégalité des esprits et des talents, plus réelle que celle des rangs et des places.

  1. L’Épître de Benaldaki à Caramouftée, tome X.
  2. Voyez, tome XLVIII, pages 427, 433, 443, dans quels termes Voltaire parlait du duc de Choiseul au duc de La Vrillière et au duc de Richelieu lui-même ; voyez aussi tome XLIX, pages 7 et 34, ce que Mme  de Choiseul avait écrit à Mme  du Deffant.
  3. Alzire, acte III, scène iv.
  4. Lettre à Mme  du Deffant, du 5 avril 1771.