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VIE DE VOLTAIRE.

Mais il est plus aisé de former avec adresse une intrigue politique que d’exécuter avec sagesse un plan de réforme. Plus les principes que l’autorité voulait établir effrayaient la liberté, plus elle devait montrer d’indulgence et de douceur envers les particuliers ; et l’on porta les rigueurs de détails jusqu’à un raffinement puéril. Un monarque paraît dur si, dans les punitions qu’il inflige, il ne respecte pas jusqu’au scrupule tout ce qui intéresse la santé, l’aisance, et même la sensibilité naturelle de ceux qu’il punit ; et, dans cette occasion, tous les égards étaient négligés. On refusait à un fils la permission d’embrasser son père mourant ; on retenait un homme dans un lieu insalubre[1], où il ne pouvait appeler sa famille sans l’exposer à partager ses dangers ; un malade obtenait avec peine la liberté de chercher dans la capitale des secours qu’elle seule peut offrir. Un gouvernement absolu, s’il montre de la crainte, annonce ou la défiance de ses forces, ou l’incertitude du monarque, ou l’instabilité des ministres ; et par là il encourage à la résistance. Et l’on montrait cette crainte en faisant dépendre le retour des exilés d’un consentement inutile dans l’opinion de ceux mêmes qui l’exigeaient.

Une opération salutaire ne change point de nature, si elle est exécutée avec dureté ; mais alors l’homme honnête et éclairé qui l’approuve, s’il se croit obligé de la défendre, ne la défend qu’à regret ; son âme révoltée n’a plus ni zèle ni chaleur pour un parti que ses chefs déshonorent. Ceux qui manquent de lumières passent de la haine pour le ministre à l’aversion des mesures qu’il soutient par l’oppression ; et la voix publique condamne ce que, laissée à elle-même, elle eût peut-être approuvé.

Le grand nombre de magistrats que cette révolution privait de leur état, le mérite et les vertus de quelques-uns, la foule des ministres subalternes de la justice liés à leur sort par honneur et par intérêt, ce penchant naturel qui porte les hommes à s’unir à la cause des persécutés, la haine non moins naturelle pour le pouvoir, tout devait à la fois rendre odieuses les opérations du ministère, et lui susciter des obstacles lorsque, forcé de remplacer les tribunaux qu’il voulait détruire, la force devenait inutile, et la confiance nécessaire.

  1. Le président de Lamoignon était exilé à Thizy, près de Roanne, sur la pointe d’une montagne, où il ne put parvenir qu’à cheval ; sa femme, en faisant deux ou trois lieues dans une chaise à porteurs ; leurs enfants, dans des paniers à âne. Pasquier père avait été envoyé à Saint-Jean de Nanteuil (près de Ruffec en Angoumois), où l’air est si malsain qu’il a été sur le point d’y perdre la vue. Michaud de Montblin, crachant le sang et menacé d’une pulmonie, était à l’Isle-Dieu, huit lieues en mer. On peut voir la liste générale des membres du parlement, alors exilés, dans le Journal historique de la révolution opérée dans la constitution de la monarchie par M. de Maupeou, chancelier de France, tome Ier, pages 47-59.