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VIE DE VOLTAIRE.

Cette persécution parut un moment prête à se déclarer. Ferney est situé dans le diocèse de Genève, dont l’évêque titulaire siège dans la petite ville d’Annecy. François de Sales, qu’on a mis au rang des saints, ayant eu cet évêché, l’on avait imaginé que, pour ne pas scandaliser les hérétiques dans leur métropole, il ne fallait plus confier cette place qu’à un homme à qui l’on ne pût reprocher l’orgueil, le luxe, la mollesse, dont les protestants accusent les prélats catholiques. Mais depuis longtemps il était difficile de trouver des saints qui, avec de l’esprit ou de la naissance, daignassent se contenter d’un petit siége. Celui qui occupait le siége d’Annecy en 1767 était un homme du peuple[1], élevé dans un séminaire de Paris, où il ne s’était distingué que par des mœurs austères, une dévotion minutieuse, et un fanatisme imbécile. Il écrivit au comte de Saint-Florentin pour l’engager à faire sortir de son diocèse, et par conséquent du royaume, Voltaire, qui faisait alors élever une église à ses frais, et répandait l’abondance dans un pays que la persécution contre les protestants avait dépeuplé. Mais l’évêque prétendait que le seigneur de Ferney avait fait dans l’église, après la messe, une exhortation morale contre le vol, et que les ouvriers employés par lui à construire cette église n’avaient pas déplacé une vieille croix avec assez de respect ; motifs bien graves pour chasser de sa patrie un vieillard qui en était la gloire, et l’arracher d’un asile où l’Europe s’empressait de lui apporter le tribut de son admiration ! Le ministre, n’eût-il fait que peser les noms et l’existence politique, ne pouvait être tenté de plaire à l’évêque ; mais il avertit Voltaire de se mettre à l’abri de ces délations, que l’union de l’évêque d’Annecy avec des prélats français plus accrédités pouvait rendre dangereuses.

C’est alors qu’il imagina de faire une communion solennelle[2], qui fut suivie d’une protestation publique de son respect pour l’Église, et de son mépris pour les calomniateurs : démarche inutile, qui annonçait plus de faiblesse que de politique, et que le plaisir de forcer son curé à l’administrer par la crainte des juges séculiers, et de dire juridiquement des injures à l’évêque d’Annecy, ne peut excuser aux yeux de l’homme libre et ferme qui pèse de sang-froid les droits de la vérité, et ce qu’exige la prudence lorsque des lois contraires à la justice naturelle rendent la vérité dangereuse et la prudence nécessaire.

Les prêtres perdirent le petit avantage qu’ils auraient pu tirer de cette scène singulière, en falsifiant la déclaration que Voltaire avait donnée.

Il n’avait plus alors sa retraite auprès de Genève. Il s’était lié à son arrivée avec les familles qui, par leur éducation, leurs opinions, leurs goûts, et leur fortune, étaient plus rapprochées de lui ; et ces familles avaient alors le projet d’établir une espèce d’aristocratie. Dans une ville sans territoire, où la force des citoyens peut se réunir avec autant de facilité et de promptitude que celle du gouvernement, un tel projet eût été absurde, si les citoyens riches n’avaient eu l’espérance d’employer en leur faveur une influence étrangère.

  1. Nommé Biort.
  2. Le 1er avril 1769.