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VIE DE VOLTAIRE.

Cependant Voltaire parla longtemps seul. Le grand nombre d’employés de la compagnie des Indes, intéressés à rejeter sur un homme qui n’existait plus les suites funestes de leur conduite ; le tribunal puissant qui l’avait condamné ; tout ce que ce corps traîne à sa suite d’hommes dont la voix lui est vendue ; les autres corps qui, réunis avec lui par le même nom, des fonctions communes, des intérêts semblables, regardent sa cause comme la leur ; enfin le ministère, honteux d’avoir eu la faiblesse ou la politique cruelle de sacrifier le comte de Lally à l’espérance de cacher dans son tombeau les fautes qui avaient causé la perte de l’Inde : tout semblait s’opposer à une justice tardive. Mais Voltaire, en revenant souvent sur ce même objet, triompha de la prévention, et des intérêts attentifs à l’étendre et à la conserver. Les bons esprits n’eurent besoin que d’être avertis ; il entraîna les autres, et lorsque le fils du comte de Lally, si célèbre depuis par son éloquence et par son courage[1], eut atteint l’âge où il pouvait demander justice, les esprits étaient préparés pour y applaudir et pour la solliciter. Voltaire était mourant lorsque, après douze ans, cet arrêt injuste fut cassé ; il en apprit la nouvelle, ses forces se ranimèrent, et il écrivit : « Je meurs content ; je vois que le roi aime la justice » ; derniers mots qu’ait tracés cette main qui avait si longtemps soutenu la cause de l’humanité et de la justice.

Dans la même année 1766, un autre arrêt[2] étonna l’Europe, qui, en lisant les ouvrages de nos philosophes, croyait que les lumières étaient répandues en France, du moins dans les classes de la société où c’est un devoir de s’instruire, et qu’après plus de quinze années les confrères de Montesquieu avaient eu le temps de se pénétrer de ses principes.

Un crucifix de bois, placé sur le pont d’Abbeville, fut insulté pendant la nuit. Le scandale du peuple fut exalté et prolongé par la cérémonie ridicule d’une amende honorable. L’évêque d’Amiens[3], gouverné dans sa vieillesse par des fanatiques, et n’étant plus en état de prévoir les suites de cette farce religieuse, y donna de l’éclat par sa présence. Cependant la haine d’un bourgeois d’Abbeville[4] dirigea les soupçons du peuple sur le chevalier de La Barre, jeune militaire, d’une famille de robe alliée à la haute magistrature, et qui vivait alors chez une de ses parentes, abbesse de Willencourt, aux portes d’Abbeville. On instruisit le procès. Les juges d’Abbeville condamnèrent à des supplices dont l’horreur effrayerait l’imagination d’un cannibale, le chevalier de La Barre, et d’Étallonde son ami, qui avait eu la prudence de s’enfuir. Le chevalier de La Barre s’était exposé au jugement ; il avait plus à perdre en quittant la France, et comptait sur la protection de ses parents[5], qui occupaient les premières places dans le parlement et dans le conseil. Son espérance fut trompée ; la famille craignit d’attirer les regards du public sur ce procès, au lieu de chercher un appui dans l’opinion ; et à l’âge d’environ dix-sept ans il fut condamné, par la pluralité de deux voix, à avoir la tête tranchée, après avoir eu la langue coupée, et subi les tourments de la question.

  1. Pour faire réhabiliter la mémoire de son père.
  2. Celui contre le chevalier de La Barre.
  3. L.-F.-G. de La Motte.
  4. Belleval.
  5. Il était de la famille d’Ormesson, dont un était alors membre du parlement, et un autre conseiller d’État et intendant des finances.