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VIE DE VOLTAIRE.

D’ailleurs ces ouvrages, sévèrement défendus en France, en Italie, à Vienne, en Portugal, en Espagne, ne se répandaient qu’avec lenteur. Tous ne pouvaient parvenir à tous les lecteurs ; mais il n’y avait dans les provinces aucun coin reculé, dans les pays étrangers aucune nation écrasée sous le joug de l’intolérance, où il n’en parvînt quelques-uns.

Les libres penseurs, qui n’existaient auparavant que dans quelques villes où les sciences étaient cultivées, et parmi les littérateurs, les savants, les grands, les gens en place, se multiplièrent à sa voix dans toutes les classes de la société comme dans tous les pays. Bientôt, connaissant leur nombre et leurs forces, ils osèrent se montrer, et l’Europe fut étonnée de se trouver incrédule.

Cependant ce même zèle faisait à Voltaire des ennemis de tous ceux qui avaient obtenu ou qui attendaient de cette religion leur existence ou leur fortune. Mais ce parti n’avait plus de Bossuet, d’Arnauld, de Nicole ; ceux qui les remplaçaient par le talent, dans la philosophie ou dans les lettres, avaient passé dans le parti contraire ; et les membres du clergé qui leur étaient le moins inférieurs, cédant à l’intérêt de ne point se perdre dans l’opinion des hommes éclairés, se tenaient à l’écart, ou se bornaient à soutenir l’utilité politique d’une croyance qu’ils auraient été honteux de paraître partager avec le peuple, et substituaient à la superstition crédule de leurs prédécesseurs une sorte de machiavélisme religieux.

Les libelles, les réfutations, paraissaient en foule ; mais Voltaire seul, en y répondant, a pu conserver le nom de ces ouvrages, lus uniquement par ceux à qui ils étaient inutiles, et qui ne voulaient ou ne pouvaient entendre ni les objections ni les réponses.

Aux cris des fanatiques Voltaire opposait les bontés des souverains. L’impératrice de Russie, le roi de Prusse, ceux de Pologne, de Danemark et de Suède, s’intéressaient à ses travaux, lisaient ses ouvrages, cherchaient à mériter ses éloges, le secondaient quelquefois dans sa bienfaisance. Dans tous les pays, les grands, les ministres qui prétendaient à la gloire, qui voulaient occuper l’Europe de leur nom, briguaient le suffrage du philosophe de Ferney, lui confiaient leurs espérances ou leurs craintes pour le progrès de la raison, leurs projets pour l’accroissement des lumières et la destruction du fanatisme. Il avait formé dans l’Europe entière une ligue dont il était l’âme, et dont le cri de ralliement était raison et tolérance. S’exerçait-il chez une nation quelque grande injustice, apprenait-on quelque acte de fanatisme, quelque insulte faite à l’humanité, un écrit de Voltaire dénonçait les coupables à l’Europe. Et qui sait combien de fois la crainte de cette vengeance sûre et terrible a pu arrêter les bras des oppresseurs ?

C’était surtout en France qu’il exerçait ce ministère de la raison. Depuis l’affaire des Calas, toutes les victimes injustement immolées ou poursuivies par le fer des lois trouvaient en lui un appui ou un vengeur.

Le supplice du comte de Lally[1] excita son indignation. Des jurisconsultes jugeant à Paris la conduite d’un général dans l’Inde ; un arrêt de mort prononcé sans qu’il eût été possible de citer un seul crime déterminé, et de plus annonçant un simple soupçon sur l’accusation la plus grave ; un jugement rendu sur le témoignage d’ennemis déclarés, sur les mémoires d’un jésuite[2] qui en avait composé deux contradictoires entre eux, incertain s’il accuserait le général ou ses ennemis, ne sachant qui il haïssait le plus, ou qui il lui serait le plus utile de perdre : un tel arrêt devait exciter l’indignation de tout ami de la justice, quand même les opprobres entassés sur la tête du malheureux général, et l’horrible barbarie de le traîner au supplice avec un bâillon, n’auraient pas fait frémir, jusque dans leurs dernières fibres, tous les cœurs que l’habitude de disposer de la vie des hommes n’avait pas endurcis.

  1. L’arrêt contre Lally est du 6 mai 1766 ; il fut exécuté le 9.
  2. Lavaur.