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VIE DE VOLTAIRE.

La foule des littérateurs lui reprocha néanmoins d’avoir voulu avilir Corneille par une basse jalousie, tandis que partout, dans ce commentaire, il saisit, il semble chercher les occasions de répandre son admiration pour Racine, rival plus dangereux, qu’il n’a surpassé que dans quelques parties de l’art tragique, et dont, au milieu de sa gloire, il eût pu envier la perfection désespérante.

Cependant, tranquille dans sa retraite, occupé de continuer la guerre heureuse qu’il faisait aux préjugés, Voltaire voit arriver une famille infortunée dont le chef a été traîné sur la roue par des juges fanatiques, instruments des passions féroces d’un peuple superstitieux. Il apprend que Calas, vieillard infirme, a été accusé d’avoir pendu son fils, jeune et vigoureux, au milieu de sa famille, en présence d’une servante catholique ; qu’il avait été porté à ce crime par la crainte de voir embrasser la religion catholique à ce fils, qui passait sa vie dans les salles d’armes et dans les billards, et dont personne, au milieu de l’effervescence générale, ne put jamais citer un seul mot, une seule démarche, qui annonçassent un pareil dessein ; tandis qu’un autre fils de Calas, déjà converti, jouissait d’une pension que ce père très-peu riche consentait à lui faire. Jamais, dans un événement de ce genre, un tel concours de circonstances n’avait plus éloigné les soupçons d’un crime, plus fortifié les raisons de croire à un suicide. La conduite du jeune homme, son caractère, le genre de ses lectures, tout confirmait cette idée. Cependant un capitoul[1] dont la tête ardente et faible était enivrée de superstition, et dont la haine pour les protestants n’hésitait pas à leur imputer des crimes, fait arrêter la famille entière. Bientôt la populace catholique s’échauffe : le jeune homme est un martyr. Des confréries de pénitents, qui, à la honte de la nation, subsistent encore à Toulouse, lui font un service solennel, où l’on place son image tenant d’une main la palme du martyre, et de l’autre la plume qui devait signer l’abjuration.

On répand bientôt que la religion protestante prescrit aux pères d’assassiner leurs enfants quand ils veulent abjurer ; que, pour plus de sûreté, on élit, dans les assemblées du désert, le bourreau de la secte. Le tribunal inférieur, conduit par le furieux David, prononce que le malheureux Calas est coupable. Le parlement confirme le jugement à cette pluralité très-faible, malheureusement regardée comme suffisante par notre absurde jurisprudence. Condamné à la roue et à la question, ce père infortuné meurt en protestant qu’il n’est pas coupable, et les juges absolvent sa famille, complice nécessaire du crime ou de l’innocence de son chef.

Cette famille, ruinée et flétrie par le préjugé, va chercher chez les hommes d’une même croyance une retraite, des secours, et surtout des consolations. Elle s’arrête auprès de Genève. Voltaire, attendri et indigné, se fait instruire de ces horribles détails, et, bientôt sûr de l’innocence du malheureux Calas, il ose concevoir l’espérance d’obtenir justice. Le zèle des avocats est excité, et leur courage soutenu par ses lettres. Il intéresse à la cause de l’humanité l’âme naturellement sensible du duc de Choiseul. La réputation de Tronchin avait appelé à Genève la duchesse d’Enville, arrière petite-fille de l’auteur des Maximes, supérieure à la superstition par son caractère comme par ses lumières, sachant faire le bien avec activité comme avec courage, embellissant par une modestie sans faste l’énergie de ses vertus ; sa haine pour le fanatisme et pour l’oppression assurait aux Calas une protectrice dont les obstacles et les lenteurs ne ralentiraient pas le zèle. Le procès fut commencé. Aux mémoires des avocats, trop remplis de longueurs et de déclamations, Voltaire joignait des écrits plus courts, séduisants par le style, propres tantôt à exciter la pitié, tantôt à réveiller l’indignation publique, si prompte à se calmer dans une nation alors trop étrangère à ses propres intérêts. En plaidant la cause de Calas, il soutenait celle de la tolérance : car c’était beaucoup alors de prononcer ce nom, rejeté aujourd’hui avec indignation par les hommes qui pensent, comme paraissant reconnaître le droit de donner des chaînes à la pensée et à la conscience. Des lettres remplies de ces louanges fines qu’il savait répandre avec tant de grâce animaient le zèle des défenseurs, des protecteurs et des juges. C’est en promettant l’immortalité qu’il demandait justice.

  1. David.