Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome1.djvu/324

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
250
VIE DE VOLTAIRE.

mais il apprend en même temps à reconnaître les progrès que l’art doit à Corneille, l’élévation extraordinaire de son esprit, la beauté presque inimitable de sa poésie dans les morceaux que son génie lui a inspirés, et ces mots profonds ou sublimes qui naissent subitement du fond des situations, ou qui peignent d’un trait de grands caractères.

La foule des littérateurs lui reprocha néanmoins d’avoir voulu avilir Corneille par une basse jalousie, tandis que partout, dans ce commentaire, il saisit, il semble chercher les occasions de répandre son admiration pour Racine, rival plus dangereux, qu’il n’a surpassé que dans quelques parties de l’art tragique, et dont, au milieu de sa gloire, il eût pu envier la perfection désespérante.

Cependant, tranquille dans sa retraite, occupé de continuer la guerre heureuse qu’il faisait aux préjugés, Voltaire voit arriver une famille infortunée dont le chef a été traîné sur la roue par des juges fanatiques, instruments des passions féroces d’un peuple superstitieux. Il apprend que Calas, vieillard infirme, a été accusé d’avoir pendu son fils, jeune et vigoureux, au milieu de sa famille, en présence d’une servante catholique ; qu’il avait été porté à ce crime par la crainte de voir embrasser la religion catholique à ce fils, qui passait sa vie dans les salles d’armes et dans les billards, et dont personne, au milieu de l’effervescence générale, ne put jamais citer un seul mot, une seule démarche, qui annonçassent un pareil dessein ; tandis qu’un autre fils de Calas, déjà converti, jouissait d’une pension que ce père très-peu riche consentait à lui faire. Jamais, dans un événement de ce genre, un tel concours de circonstances n’avait plus éloigné les soupçons d’un crime, plus fortifié les raisons de croire à un suicide. La conduite du jeune homme, son caractère, le genre de ses lectures, tout confirmait cette idée. Cependant un capitoul[1] dont la tête ardente et faible était enivrée de superstition, et dont la haine pour les protestants n’hésitait pas à leur imputer des crimes, fait arrêter la famille entière. Bientôt la populace catholique s’échauffe : le jeune homme est un martyr. Des confréries de pénitents, qui, à la honte de la nation, subsistent encore à Toulouse, lui font un service solennel, où l’on place son image tenant d’une main la palme du martyre, et de l’autre la plume qui devait signer l’abjuration.

On répand bientôt que la religion protestante prescrit aux pères d’assassiner leurs enfants quand ils veulent abjurer ; que, pour plus de sûreté, on élit, dans les assemblées du désert, le bourreau de la secte. Le tribunal inférieur, conduit par le furieux David, prononce que le malheureux Calas est coupable. Le parlement confirme le jugement à cette pluralité très-faible, malheureusement regardée comme suffisante par notre absurde jurisprudence. Condamné à la roue et à la question, ce père infortuné meurt en protestant qu’il n’est pas coupable, et les juges absolvent sa famille, complice nécessaire du crime ou de l’innocence de son chef.

Cette famille, ruinée et flétrie par le préjugé, va chercher chez les hommes d’une même croyance une retraite, des secours, et surtout des

  1. David.