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VIE DE VOLTAIRE

Fréron, ex-jésuite comme Desfontaines, lui avait succédé dans le métier de flatter, par des satires périodiques, l’envie des ennemis de la vérité, de la raison et des talents. Il s’était distingué dans la guerre contre les philosophes. Voltaire, qui depuis longtemps supportait ses injures, en fit justice, et vengea ses amis. Il introduisit dans la comédie de l’Écossaise[1] un journaliste méchant, calomniateur et vénal : le parterre y reconnut Fréron, qui, livré au mépris public dans une pièce que des scènes attendrissantes et le caractère original et piquant du bon et brusque Freeport devaient conserver au théâtre, fut condamné à traîner le reste de sa vie un nom ridicule et déshonoré. Fréron, en applaudissant à l’insulte faite aux philosophes, avait perdu le droit de se plaindre ; et ses protecteurs aimèrent mieux l’abandonner que d’avouer une partialité trop révoltante.

D’autres ennemis moins acharnés avaient été ou corrigés ou punis ; et Voltaire, triomphant au milieu de ces victimes immolées à la raison et à sa gloire, envoya au théâtre, à soixante-six ans, le chef-d’œuvre de Tancrède. La pièce fut dédiée à la marquise de Pompadour[2]. C’était le fruit de l’adresse avec laquelle Voltaire avait su, sans blesser le duc de Choiseul, venger les philosophes, dont les adversaires avaient obtenu de ce ministre une protection passagère. Cette dédicace apprenait à ses ennemis que leurs calomnies ne compromettraient pas davantage sa sûreté que leurs critiques ne nuiraient à sa gloire ; et c’était mettre le comble à sa vengeance.

Cette même année, il apprend qu’une petite-nièce de Corneille languissait dans un état indigne de son nom : « C’est le devoir d’un soldat de secourir la nièce de son général », s’écrie-t-il[3]. Mlle Corneille fut appelée à Ferney ; elle y reçut l’éducation qui convenait à l’état que sa naissance lui marquait dans la société. Voltaire porta même la délicatesse jusqu’à ne pas souffrir que l’établissement de Mlle Corneille parût un de ses bienfaits ; il voulut qu’elle le dût aux ouvrages de son oncle. Il en entreprit une édition avec des notes. Le créateur du théâtre français, commenté par celui qui avait porté ce théâtre à sa perfection ; un homme de génie né dans un temps où le goût n’était pas encore formé, jugé par un rival qui joignait au génie le don presque aussi rare d’un goût sûr sans être sévère, délicat sans être timide, éclairé enfin par une longue et heureuse expérience de l’art : voilà ce qu’offrait cet ouvrage. Voltaire y parle des défauts de Corneille avec franchise, de ses beautés avec enthousiasme. Jamais on n’avait jugé Corneille avec tant de rigueur, jamais on ne l’avait loué avec un sentiment plus profond et plus vrai. Occupé d’instruire et la jeunesse française et ceux des étrangers qui cultivent notre littérature, il ne pardonne point aux vices du langage, à l’exagération, aux fautes contre la bienséance ou contre le goût ; mais il apprend en même temps à reconnaître les progrès que l’art doit à Corneille, l’élévation extraordinaire de son esprit, la beauté presque inimitable de sa poésie dans les morceaux que son génie lui a inspirés, et ces mots profonds ou sublimes qui naissent subitement du fond des situations, ou qui peignent d’un trait de grands caractères.

  1. Tome V, page 399.
  2. Voyez cette dédicace, tome V, page 495.
  3. Lettre à Le Brun, du 7 novembre 1760.