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VIE DE VOLTAIRE.

Un tel ouvrage ne pouvait plaire qu’à des philosophes. On l’accusa d’être frivole, parce qu’il était clair, et qu’on le lisait sans fatigue ; on prétendit qu’il était inexact, parce qu’il s’y trouvait des erreurs de noms et de dates absolument indifférentes ; et il est prouvé, par les reproches mêmes des critiques qui se sont déchaînés contre lui, que jamais, dans une histoire si étendue, aucun historien n’a été plus fidèle[1]. On l’a souvent accusé de partialité, parce qu’il s’élevait contre des préjugés que la pusillanimité ou la bassesse avait trop longtemps ménagés : et il est aisé de prouver que, loin d’exagérer les crimes du despotisme sacerdotal, il en a plutôt diminué le nombre et adouci l’atrocité[2]. Enfin on a trouvé mauvais que, dans ce tableau d’horreurs et de folies, il ait quelquefois répandu sur celles-ci les traits de la plaisanterie, qu’il n’ait pas toujours parlé sérieusement des extravagances humaines, comme si elles cessaient d’être ridicules parce qu’elles ont été souvent dangereuses.

Ces préjugés, que des corps puissants étaient intéressés à répandre, ne sont pas encore détruits. L’habitude de voir presque toujours la lourdeur réunie à l’exactitude, de trouver à côté des décisions de la critique l’échafaudage insipide employé pour les former, a fait prendre celle de ne regarder comme exact que ce qui porte l’empreinte de la pédanterie. On s’est accoutumé à voir l’ennui accompagner la fidélité historique, comme à voir les hommes de certaines professions porter des couleurs lugubres. D’ailleurs les gens d’esprit ne tirent aucune vanité d’un mérite que des sots peuvent partager avec eux ; et on croit qu’ils ne l’ont point, parce qu’ils sont les seuls à ne pas s’en vanter. Les Voyages du jeune Anacharsis détruiront peut-être cette opinion trop accréditée[3].

  1. Voici deux grands témoignages en faveur de Voltaire :

    « J’ai (dit Robertson dans son Introduction à l’Histoire de Charles-Quint) suivi Voltaire dans mes recherches ; et il m’a indiqué non-seulement les faits sur lesquels il était important de m’arrêter, mais encore les conséquences qu’il en fallait tirer : s’il avait en même temps cité les livres originaux où les détails peuvent se trouver, il m’aurait épargné une partie considérable de mon travail, et plusieurs de ses lecteurs, qui ne le regardent que comme un écrivain agréable et intéressant, verraient encore en lui un historien savant et profond. »

    « Nous ne doutons pas (dit M. de Chateaubriand, Génie du Christianisme, partie III, livre iii, chapitre vi) que Voltaire, s’il avait été chrétien, n’eût excellé en histoire : il ne lui manquait que de la gravité, et, malgré ses imperfections, c’est peut-être encore, après Bossuet, le premier historien de France. »

  2. Voltaire a essayé de disculper Alexandre VI ; voyez tome XI, page 190 ; et XXVII, 294.
  3. C’est en 1789 que parut le soixante-dixième volume de l’édition des Œuvres de Voltaire, faite à Kehl ; volume dans lequel est la Vie de Voltaire par Condorcet. C’est l’année précédente qu’avait été donnée la première édition des Voyages du jeune Anacharsis, par l’abbé Barthélemy.