Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome1.djvu/315

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
241
VIE DE VOLTAIRE.

En même temps peu de livres de philosophie sont plus utiles ; ils sont lus par des hommes frivoles que le nom seul de philosophe rebute ou attriste, et que cependant il est important d’arracher aux préjugés, et d’opposer au grand nombre de ceux qui sont intéressés à les défendre. Le genre humain serait condamné à d’éternelles erreurs si, pour l’en affranchir, il fallait étudier ou méditer les preuves de la vérité. Heureusement la justesse naturelle de l’esprit y peut suppléer pour les vérités simples, qui sont aussi les plus nécessaires. Il suffit alors de trouver un moyen de fixer l’attention des hommes inappliqués, et surtout de graver ces vérités dans leur mémoire. Telle est la grande utilité des romans philosophiques, et le mérite de ceux de Voltaire, où il a surpassé également et ses imitateurs et ses modèles.

Une traduction libre de l’Ecclésiaste[1] et d’une partie du Cantique des Cantiques[2] suivit de près Candide.

On avait persuadé à Mme  de Pompadour qu’elle ferait un trait de politique profonde en prenant le masque de la dévotion ; que par là elle se mettrait à l’abri des scrupules et de l’inconstance du roi, et qu’en même temps elle calmerait la haine du peuple. Elle imagina de faire de Voltaire un des acteurs de cette comédie. Le duc de La Vallière lui proposa de traduire les Psaumes et les ouvrages sapientiaux ; l’édition aurait été faite au Louvre, et l’auteur serait revenu à Paris, sous la protection de la dévote favorite. Voltaire ne pouvait devenir hypocrite, pas même pour être cardinal, comme on lui en fit entrevoir l’espérance à peu près dans le même temps. Ces sortes de propositions se font toujours trop tard ; et si on les faisait à temps, elles ne seraient pas d’une politique bien sûre : celui qui devait être un ennemi dangereux deviendrait souvent un allié plus dangereux encore. Supposez Calvin ou Luther appelés à la pourpre lorsqu’ils pouvaient encore l’accepter sans honte, et voyez ce qu’ils auraient osé. On ne satisfait pas, avec les hochets de la vanité, les âmes dominées par l’ambition de régner sur les esprits ; on leur fournit des armes nouvelles.

Cependant Voltaire fut tenté de faire quelques essais de traduction, non pour rétablir sa réputation religieuse, mais pour exercer son talent dans un genre de plus. Lorsqu’ils parurent, les dévots s’imaginèrent qu’il n’avait voulu que parodier ce qu’il avait traduit, et crièrent au scandale, ils n’imaginaient pas que Voltaire avait adouci et purifié le texte ; que son Ecclésiaste était moins matérialiste, et son Cantique moins indécent, que l’original sacré. Ces ouvrages furent donc encore brûlés. Voltaire s’en vengea par une lettre remplie à la fois d’humeur et de gaieté[3], où il se moque de cette hypocrisie de mœurs, vice particulier aux nations modernes de l’Europe, et qui a contribué plus qu’on ne croit à détruire l’énergie de caractère qui distingue les nations antiques.

  1. Tome IX, page 481.
  2. Tome IX. page 495.
  3. Lettre de M. Ératou à M. Clocpitre, aumônier de S. A. S. M. le landgrave, tome IX, page 497.