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VIE DE VOLTAIRE.

Deux ouvrages bien différents parurent à la même époque, le poëme sur la Loi naturelle, et celui de la Destruction de Lisbonne. Exposer la morale dont la raison révèle les principes à tous les hommes, dont ils trouvent la sanction au fond de leur cœur, et à laquelle le remords les avertit d’obéir ; montrer que cette loi générale est la seule qu’un Dieu, père commun des hommes, ait pu leur donner, puisqu’elle est la seule qui soit la même pour tous ; prouver que le devoir des particuliers est de se pardonner réciproquement leurs erreurs, et celui des souverains d’empêcher, par une sage indifférence, ces vaines opinions, appuyées par le fanatisme et par l’hypocrisie, de troubler la paix de leurs peuples : tel est l’objet du poëme de la Loi naturelle[1].

Ce poëme, le plus bel hommage que jamais l’homme ait rendu à la Divinité, excita la colère des dévots, qui l’appelaient le poëme de la Religion naturelle, quoiqu’il n’y fût question de religion que pour combattre l’intolérance, et qu’il ne puisse exister de religion naturelle. Il fut brûlé par le parlement de Paris, qui commençait à s’effrayer des progrès de la raison autant que de ceux du molinisme. Conduit à cette époque par quelques chefs, ou aveuglés par l’orgueil, ou égarés par une fausse politique, il crut qu’il lui serait plus facile d’arrêter les progrès des lumières que de mériter le suffrage des hommes éclairés. Il ne sentit pas le besoin qu’il avait de l’opinion publique, ou méconnut ceux à qui il était donné de la diriger, et se déclara l’ennemi des gens de lettres, précisément à l’instant où le suffrage des gens de lettres français commençait à exercer quelque influence sur la France même et sur l’Europe.

Cependant le poëme de Voltaire, commenté depuis dans plusieurs livres célèbres, est encore celui où la liaison de la morale avec l’existence d’un Dieu est exposée avec le plus de force et de raison ; et, trente ans plus tard, ce qui avait été brûlé comme impie eût paru presque un ouvrage religieux.

Dans le poëme sur le Désastre de Lisbonne[2], Voltaire s’abandonne au sentiment de terreur et de mélancolie que ce malheur lui inspire ; il appelle au milieu de ces ruines sanglantes les tranquilles sectateurs de l’optimisme ; il combat leurs froides et puériles raisons avec l’indignation d’un philosophe profondément sensible aux maux de ses semblables ; il expose dans toute leur force les difficultés sur l’origine du mal, et avoue qu’il est impossible à l’homme de les résoudre. Ce poëme, dans lequel, à l’âge de plus de soixante ans, l’âme de Voltaire, échauffée par la passion de l’humanité, a toute la verve et tout le feu de la jeunesse, n’est pas le seul ouvrage qu’il voulut opposer à l’optimisme.

Il publia Candide[3], un de ses chefs-d’œuvre dans le genre des romans philosophiques, qu’il transporta d’Angleterre en France en le perfectionnant. Ce genre a le malheur de paraître facile ; mais il exige un talent rare, celui de savoir exprimer par une plaisanterie, par un trait d’imagination, ou par les événements mêmes du roman, les résultats d’une philosophie profonde, sans cesser d’être naturelle et piquante, sans cesser d’être vraie. Il faut donc choisir ceux de ces résultats qui n’ont besoin ni de développements ni de preuves ; éviter à la fois et ce qui étant commun ne vaut pas la peine d’être répété, et ce qui, étant ou trop abstrait ou trop neuf encore, n’est fait que pour un petit nombre d’esprits. Il faut être philosophe, et ne point le paraître.

  1. Tome IX, page 433.
  2. Publié en 1756.
  3. En 1759.