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VIE DE VOLTAIRE.

Jusqu’ici nous avons décrit la vie orageuse d’un poëte philosophe, à qui son amour pour la vérité et l’indépendance de son caractère avaient fait encore plus d’ennemis que ses succès ; qui n’avait répondu à leurs méchancetés que par des épigrammes ou plaisantes ou terribles, et dont la conduite avait été plus souvent inspirée par le sentiment qui le dominait dans chaque circonstance, que combinée d’après un plan formé par sa raison.

Maintenant dans la retraite, éloigné de toutes les illusions, de tout ce qui pouvait élever en lui des passions personnelles et passagères, nous allons le voir abandonné à ses passions dominantes et durables, l’amour de la gloire, le besoin de produire, plus puissant encore, et le zèle pour la destruction des préjugés, la plus forte et la plus active de toutes celles qu’il a connues. Cette vie paisible, rarement troublée par des menaces de persécution plutôt que par des persécutions réelles, sera embellie, non seulement comme ses premières années, par l’exercice de cette bienfaisance particulière, qualité commune à tous les hommes dont le malheur ou la vanité n’ont point endurci l’âme et corrompu la raison, mais par des actions de cette bienfaisance courageuse et éclairée qui, en adoucissant les maux de quelques individus, sert en même temps l’humanité entière.

C’est ainsi qu’indigné de voir un ministère corrompu poursuivre la mort du malheureux Byng, pour couvrir ses propres fautes, et flatter l’orgueil de la populace anglaise, il employa, pour sauver cette innocente victime du machiavélisme de Pitt, tous les moyens que le génie de la pitié put lui inspirer, et seul éleva sa voix contre l’injustice, tandis que l’Europe étonnée contemplait en silence cet exemple d’atrocité antique que l’Angleterre osait donner dans un siècle d’humanité et de lumières.

Le premier ouvrage qui sortit de sa retraite fut la tragédie de l’Orphelin de la Chine[1], composée pendant son séjour en Alsace, lorsque, espérant pouvoir vivre à Paris, il voulait qu’un succès au théâtre rassurât ses amis, et forçât ses ennemis au silence.

Dans les commencements de l’art tragique, les petites étaient assurés de frapper les esprits en donnant à leurs personnages des sentiments contraires à ceux de la nature, en sacrifiant ces sentiments que chaque homme porte au fond du cœur, aux passions plus rares de la gloire, du patriotisme exagéré, du dévouement à ses princes.

Comme alors la raison est encore moins formée que le goût, l’opinion commune seconde ceux qui emploient ces mojens, ou est entraînée par eux. Léontine[2] dut inspirer de l’admiration, et la hauteur de son caractère lui faire pardonner le sacrifice de son fils, par un parterre idolâtre de son prince. Mais quand ces moyens de produire des effets, en s’écartant de la nature, commencent à s’épuiser ; quand l’art se perfectionne, alors il est forcé de se rapprocher de la raison, et de ne plus chercher de ressources que dans la nature même. Cependant telle est la force de l’habitude que le sacrifice de Zunti, fondé à la vérité sur des motifs plus nobles, plus puissants que celui de Léontine, expié par ses larmes, par ses regrets, avait séduit les spectateurs. À la première représentation de l’Orphelin, ces vers d’Idamé[3], si vrais, si philosophiques,

  1. Joué le 20 août 1755 ; voyez tome V, page 291.
  2. Dans la tragédie d’Héraclius, de P. Corneille.
  3. Acte II, scène iii.