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VIE DE VOLTAIRE.

Voltaire passa près de deux années en Alsace. C’est pendant ce séjour qu’il publia les Annales de l’Empire, le seul des abrégés chronologiques qu’on puisse lire de suite, parce qu’il est écrit d’un style rapide, et rempli de résultats philosophiques exprimés avec énergie. Ainsi Voltaire a été encore un modèle dans ce genre, dont son amitié pour le président Hénault lui a fait exagérer le mérite et l’utilité.

Il avait d’abord songé à s’établir en Alsace ; mais malheureusement les jésuites essayèrent de le convertir, et, n’ayant pu y réussir, répandirent contre lui ces calomnies sourdes qui annoncent et préparent la persécution. Voltaire fit une tentative pour obtenir, non la permission de revenir à Paris (il en eut toujours la liberté), mais l’assurance qu’il n’y serait pas désagréable à la cour. Il connaissait trop la France pour ne pas sentir qu’odieux à tous les corps puissants par son amour pour la vérité, il deviendrait bientôt l’objet de leur persécution, si on pouvait être sûr que Versailles le laisserait opprimer.

La réponse ne fut pas rassurante. Voltaire se trouva sans asile dans sa patrie, dont son nom soutenait l’honneur, alors avili dans l’Europe par les ridicules querelles des billets de confession, et au moment même où il venait d’élever, dans son Siècle de Louis XIV, un monument à sa gloire. Il se détermina à aller prendre les eaux d’Aix en Savoie. À son passage par Lyon, le cardinal de Tencin, si fameux par la conversion de Lass et le concile d’Embrun, lui fit dire qu’il ne pouvait lui donner à dîner, parce qu’il était mal avec la cour ; mais les habitants de cette ville opulente, où l’esprit du commerce n’a point étouffé le goût des lettres, le dédommagèrent de l’impolitesse politique de leur archevêque. Alors, pour la première fois, il reçut les honneurs que l’enthousiasme public rend au génie. Ses pièces furent jouées devant lui, au bruit des acclamations d’un peuple enivré de la joie de posséder celui à qui il devait de si nobles plaisirs ; mais il n’osa se fixer à Lyon. La conduite du cardinal l’avertissait qu’il n’était pas assez loin de ses ennemis.

Il passa par Genève pour consulter Tronchin. La beauté du pays, l’égalité qui paraissait y régner, l’avantage d’êire hors de la France, dans une ville où l’on ne parlait que français ; la liberté de penser, plus étendue que dans un pays monarchique et catholique ; celle d’imprimer, fondée à la vérité moins sur les lois que sur les intérêts du commerce : tout le déterminait à y choisir sa retraite.

Mais il vit bientôt qu’une ville où l’esprit de rigorisme et de pédantisme, apporté par Calvin, avait jeté des racines profondes ; où la vanité d’imiter les républiques anciennes, et la jalousie des pauvres contre les riches, avaient établi des lois somptuaires ; où les spectacles révoltaient à la fois le fanatisme calviniste et l’austérité républicaine, n’était pour lui un séjour ni agréable ni sûr ; il voulut avoir contre la persécution des catholiques un asile sur les terres de Genève, et une retraite en France contre l’humeur des réformés, et prit le parti d’habiter alternativement d’abord Tournay[1], puis Ferney en France, et les Délices, aux portes de Genève. C’est là qu’il fixa enfin sa demeure avec Mme Denis sa nièce, alors veuve et sans enfants, libre de se livrer à son amitié pour son oncle, et de reconnaître le soin paternel qu’il avait pris d’augmenter son aisance. Elle se chargea d’assurer sa tranquillité et son indépendance domestique, de lui épargner les soins fatigants du détail d’une maison. C’était tout ce qu’il était obligé de devoir à autrui. Le travail était pour lui une source inépuisable de jouissances ; et, pour que tous ses moments fussent heureux, il suffisait qu’ils fussent libres.

  1. L’ordre inverse serait exact.