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VIE DE VOLTAIRE.

Voltaire se hâta de se rendre à Leipsick, où il s’arrêta pour réparer ses forces, épuisées par cette longue persécution. Maupertuis lui envoie un cartel ridicule[1], qui n’a d’autre effet que d’ouvrir une nouvelle source à ses intarissables plaisanteries. De Leipsick il va chez la duchesse de Saxe-Gotha, princesse supérieure aux préjugés, qui cultivait les lettres, et aimait la philosophie. Il y commença pour elle ses Annales de l’Empire.

De Gotha il part pour Plombières, et prend la route de Francfort. Maupertuis voulait une vengeance ; son cartel n’avait pas réussi, les libelles de La Beaumelle ne lui suffisaient pas. Ce malheureux second avait été forcé de quitter Berlin après une aventure ridicule, et quelques semaines de prison ; il s’était enfui de Gotha avec une femme de chambre qui vola sa maîtresse en partant ; ses libelles l’avaient fait chasser de Francfort, et, à peine arrivé à Paris, il s’était fait mettre à la Bastille. Il fallut donc que le président de l’Académie de Berlin cherchât un autre vengeur. Il excita l’humeur du roi de Prusse. La lenteur du voyage de Voltaire, son séjour à Gotha, un placement considérable sur sa tête et celle de Mme Denis sa nièce fait sur le duc de Wurtemberg, tout annonçait la volonté de quitter pour jamais la Prusse ; et Voltaire avait emporté avec lui le recueil des œuvres poétiques du roi, alors connu seulement des beaux esprits de sa cour.

On fit craindre à Frédéric une vengeance qui pouvait être terrible, même pour un poëte couronné ; au moins il était possible que Voltaire se crût en droit de reprendre les vers qu’il avait donnés, ou d’avertir de ceux qu’il avait corrigés. Le roi donna ordre à un fripon breveté qu’il entretenait à Francfort pour y acheter ou y voler des hommes, d’arrêter Voltaire, et de ne le relâcher que lorsqu’il aurait rendu sa croix, sa clef, le brevet de pension, et les vers que Freytag appelait l’Œuvre de poëshies du roi son maître. Malheureusement ces volumes étaient restés à Leipsick. Voltaire fut étroitement gardé pendant trois semaines ; Mme Denis, sa nièce, qui était venue au-devant de lui, fut traitée avec la même rigueur. Des gardes veillaient à leur porte. Un satellite de Freytag restait dans la chambre de chacun d’eux, et ne les perdait pas de vue, tant on craignait que l’œuvre de poëshies ne pût s’échapper. Enfin on remit entre les mains de Freytag ce précieux dépôt ; et Voltaire fut libre, après avoir été cependant forcé de donner de l’argent à quelques aventuriers qui profitèrent de l’occasion pour lui faire de petits procès. Échappé de Francfort, il vint à Colmar[2].

Le roi de Prusse, honteux de sa ridicule colère, désavoua Freytag ; mais il eut assez de morale pour ne pas le punir d’avoir obéi. Il est étrange qu’une ville qui se dit libre laisse une puissance étrangère exercer de telles vexations au milieu de ses murs ; mais la liberté et l’indépendance ne sont jamais pour le faible qu’un vain nom. Frédéric, dans le temps de sa passion pour Voltaire, lui baisait souvent les mains dans le transport de son enthousiasme ; et Voltaire, comparant, après sa sortie de Francfort, ces deux époques de sa vie, répétait à ses amis : « Il a cent fois baisé cette main qu’il vient d’enchaîner. »

  1. Voyez tome XXIII, pages 581 et 583, et XXXVIII, page 10.
  2. Pour les détails sur le voyage de Voltaire, et son arrestation à Francfort, voyez la Correspondance (tome XXXVIII). Voyez aussi, dans les Documents biographiques, le récit de Colini.