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VIE DE VOLTAIRE.

cardinal[1]. Il se faisait un plaisir malin de montrer aux fanatiques français que des princes de l’Église savaient allier l’estime pour le talent au zèle de la religion, et ne croyaient pas servir le christianisme en traitant comme ses ennemis les hommes dont le génie exerçait sur l’opinion publique un empire redoutable.

Ce fut à cette époque qu’il consentit enfin à céder aux instances du roi de Prusse, et qu’il accepta le titre de chambellan, la grande croix de l’ordre du Mérite, et une pension de vingt mille livres. Il se voyait, dans sa patrie, l’objet de l’envie et de la haine des gens de lettres, sans leur avoir jamais disputé ni places ni pension, sans les avoir humiliés par des critiques, sans s’être jamais mêlé d’aucune intrigue littéraire ; après avoir obligé tous ceux qui avaient eu besoin de lui, cherché à se concilier les autres par des éloges, et saisi toutes les occasions de gagner l’amitié de ceux que l’amour-propre avait rendus injustes.

Les dévots, qui se souvenaient des Lettres philosophiques et de Mahomet, en attendant les occasions de le persécuter, cherchaient à décrier ses ouvrages et sa personne, employaient contre lui leur ascendant sur la première jeunesse, et celui que, comme directeurs, ils conservaient encore dans les familles bourgeoises et chez les dévotes de la cour. Un silence absolu pouvait seul le mettre à l’abri de la persécution ; il n’aurait pu faire paraître aucun ouvrage sans être sûr que la malignité y chercherait un prétexte pour l’accuser d’impiété, ou le rendre odieux au gouvernement. Mme  de Pompadour avait oublié leur ancienne liaison dans une place où elle ne voulait plus que des esclaves. Elle ne lui pardonnait point de n’avoir pas souffert avec assez de patience les préférences accordées à Crébillon. Louis XV avait pour Voltaire une sorte d’éloignement. Il avait flatté ce prince plus qu’il ne convenait à sa propre gloire ; mais l’habitude rend les rois presque insensibles à la flatterie publique. La seule qui les séduise est la flatterie adroite des courtisans, qui, s’exerçant sur les petites choses, se répète tous les jours, et sait choisir ses moments ; qui consiste moins dans des louanges directes que dans une adroite approbation des passions, des goûts, des actions, des discours du prince. Un demi-mot, un signe, une maxime générale qui les rassure sur leurs faiblesses ou sur leurs fautes, font plus d’effet que les vers les plus dignes de la postérité. Les louanges des hommes de génie ne touchent que les rois qui aiment véritablement la gloire.

On prétend que Voltaire s’étant approché de Louis XV après la représentation du Temple de la Gloire, où Trajan, donnant la paix au monde après ses victoires, reçoit la couronne refusée aux conquérants, et réservée à un héros ami de l’humanité, et lui ayant dit : Trajan est-il content ? le roi fut moins flatté du parallèle que blessé de la familiarité.

M. d’Argenson n’avait pas voulu prêter à Voltaire son appui pour lui obtenir un titre d’associé libre dans l’Académie des sciences, et pour entrer dans celle des belles-lettres, places qu’il ambitionnait alors comme un asile contre l’armée des critiques hebdomadaires que la police oblige à respecter les corps littéraires, excepté lorsque des corps ou des particuliers plus puissants croient avoir intérêt de les avilir, en les abandonnant aux traits de ces méprisables ennemis.

  1. Le cardinal Quirini ; voyez tome IV, page 487.