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VIE DE VOLTAIRE.

Dans son Discours[1] à l’Académie, il secoua le premier le joug de l’usage qui semblait condamner ces discours à n’être qu’une suite de compliments plus encore que d’éloges. Voltaire osa parler dans le sien de littérature et de goût ; et son exemple est devenu, en quelque sorte, une loi dont les académiciens, gens de lettres, osent rarement s’écarter. Mais il n’alla point jusqu’à supprimer les éternels éloges de Richelieu, de Seguier, et de Louis XIV ; et jusqu’ici deux ou trois académiciens seulement ont eu le courage de s’en dispenser. Il parla de Crébillon, dans ce discours, avec la noble générosité d’un homme qui ne craint point d’honorer le talent dans un rival, et de donner des armes à ses propres détracteurs.

Un nouvel orage de libelles vint tomber sur lui, et il n’eut pas la force de les mépriser. La police était alors aux ordres d’un homme[2] qui avait passé quelques mois à la campagne avec Mme de Pompadour. On arrêta un malheureux violon de l’Opéra, nommé Travenol, qui, avec l’avocat Rigoley de Juvigny, colportait ces libelles. Le père de Travenol, vieillard de quatre-vingts ans, va chez Voltaire demander la grâce du coupable ; toute sa colère cède au premier cri de l’humanité. Il pleure avec le vieillard, l’embrasse, le console, et court avec lui demander la liberté de son fils[3].

La faveur de Voltaire ne fut pas de longue durée : Mme de Pompadour fit accorder à Crébillon des honneurs qu’on lui refusait[4]. Voltaire avait rendu constamment justice à l’auteur de Rhadamiste ; mais il ne pouvait avoir l’humilité de le croire supérieur à celui d’Alzire, de Mahomet, et de Mérope. Il ne vit dans cet enthousiasme exagéré pour Crébillon qu’un désir secret de l’humilier ; et il ne se trompait pas.

Le poëte, le bel esprit aurait pu conserver des amis puissants ; mais ces titres cachaient dans Voltaire un philosophe, un homme plus occupé encore des progrès de la raison que de sa gloire personnelle.

Son caractère, naturellement fier et indépendant, se prêtait à des adulations ingénieuses ; il prodiguait la louange, mais il conservait ses sentiments, ses opinions, et la liberté de les montrer. Des leçons fortes ou touchantes sortaient du sein des éloges ; et cette manière de louer, qui pouvait réussir à la cour de Frédéric, devait blesser dans toute autre.

Il retourna donc encore à Cirey, et bientôt après à la cour de Stanislas. Ce prince, deux fois élu roi de Pologne, l’une par la volonté de Charles XII, l’autre par le vœu de la nation, n’en avait jamais possédé que le titre. Retiré en Lorraine, où il n’avait encore que le nom de souverain, il réparait par ses bienfaits le mal que l’administration française faisait à cette province, où le gouvernement paternel de Léopold[5] avait réparé un siècle de dévastations et de malheurs. Sa dévotion ne lui avait ôté ni le goût des plaisirs, ni celui des gens d’esprit. Sa maison était celle d’un particulier très-riche ; son ton, celui d’un homme simple et franc qui, n’ayant jamais été malheureux que parce qu’on avait voulu qu’il fût roi, n’était pas ébloui d’un titre dont il n’avait éprouvé que les dangers. Il avait désiré d’avoir à sa cour, ou plutôt chez lui, Mme du Châtelet et Voltaire. L’auteur des Saisons[6], le seul poëte français qui ait réuni, comme Voltaire, l’âme et l’esprit d’un philosophe, vivait alors à Lunéville, où il n’était connu que comme un jeune militaire aimable ; mais ses premiers vers, pleins de raison, d’esprit et de goût, annonçaient déjà un homme fait pour honorer son siècle.

  1. Tome XXIII, page 205.
  2. N.-R. Berryer.
  3. C’est dans la Correspandance (tome XXXVI) que ces affaires sont exposées exactement.
  4. On fit imprimer à l’Imprimerie royale les Œuvres de Crébillon, 1750, deux volumes in-4o.
  5. Léopold Ier, duc de Lorraine, né en 1679, mort en 1729 ; voyez l’éloge que Voltaire fait de son règne, tome XIV, page 325.
  6. Saint-Lambert.