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VIE DE VOLTAIRE.

Dans cette retraite, Frédéric, passionné pour la langue française, pour les vers, pour la philosophie, choisit Voltaire pour son confident et pour son guide. Ils s’envoyaient réciproquement leurs ouvrages ; le prince consultait le philosophe sur ses travaux, lui demandait des conseils et des leçons. Ils discutaient ensemble les questions de la métaphysique les plus curieuses comme les plus insolubles. Le prince étudiait alors Wolf, dont il abjura bientôt les systèmes et l’inintelligible langage pour une philosophie plus simple et plus vraie. Il travaillait en même temps à réfuter Machiavel[1], c’est-à-dire à prouver que la politique la plus sûre pour un prince est de conformer sa conduite aux règles de la morale, et que son intérêt ne le rend pas nécessairement ennemi de ses peuples et de ses voisins, comme Machiavel l’avait supposé, soit par esprit de système, soit pour dégoûter ses compatriotes du gouvernement d’un seul, vers lequel la lassitude d’un gouvernement populaire, toujours orageux et souvent cruel, semblait les porter.

Dans le siècle précédent, Tycho-Brahé, Descartes, Leibnitz, avaient joui de la société des souverains, et avaient été comblés des marques de leur estime ; mais la confiance, la liberté, ne régnaient pas dans ce commerce trop inégal. Frédéric en donna le premier exemple, que malheureusement pour sa gloire il n’a pas soutenu. Le prince envoya son ami, le baron de Keyserlingk, visiter les divinités de Cirey, et porter à Voltaire son portrait et ses manuscrits. Le philosophe était touché, peut-être même flatté, de cet hommage ; mais il l’était encore plus de voir un prince destiné pour le trône cultiver les lettres, se montrer l’ami de la philosophie, et l’ennemi de la superstition. Il espérait que l’auteur de l’Anti-Machiavel serait un roi pacifique, et il s’occupait avec délices de faire imprimer secrètement le livre qu’il croyait devoir lier le prince à la vertu, par la crainte de démentir ses propres principes, et de trouver sa condamnation dans son propre ouvrage.

Frédéric, en montant sur le trône[2], ne changea point pour Voltaire. Les soins du gouvernement n’affaiblirent ni son goût pour les vers, ni son avidité pour les ouvrages conservés alors dans le portefeuille de Voltaire, et dont, avec Mme  du Châtelet, il était presque le seul confident ; mais une de ses premières démarches fut de faire suspendre la publication de l’Anti-Machiavel. Voltaire obéit ; et ses soins, qu’il donnait à regret, furent infructueux. Il désirait encore plus que son disciple, devenu roi, prît un engagement public qui répondit de sa fidélité aux maximes philosophiques. Il alla le voir à Vesel, et fut étonné de trouver un jeune roi en uniforme, sur un lit de camp, ayant le frisson de la fièvre[3]. Cette fièvre n’empêcha point le roi de profiter du voisinage pour faire payer à l’évêque de Liège une ancienne dette oubliée. Voltaire écrivit le mémoire[4], qui fut appuyé par des soldats ; et il revint à Paris, content d’avoir vu que son héros était un homme très-aimable ; mais il résista aux offres qu’il lui fit pour l’attirer auprès de lui, et préféra l’amitié de Mme  du Châtelet à la faveur d’un roi, et d’un roi qui l’admirait.

  1. Voltaire fut l’éditeur de l’Anti-Machiavel, et en fit la préface (voyez tome XXIII, page 147).
  2. 31 mai 1740.
  3. Voyez le récit que Voltaire fait de cette entrevue, ci-devant, page 16.
  4. Beuchot a le premier recueilli ce Mémoire ; il est tome XXIII, page 153.