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VIE DE VOLTAIRE.

Mahomet[1] fut d’abord joué à Lille en 1741. On remit à Voltaire, pendant la première représentation, un billet du roi de Prusse qui lui mandait la victoire de Mohvitz ; il interrompit la pièce pour le lire aux spectateurs. Vous verrez, dit-il à ses amis réunis autour de lui, que cette pièce de Mohvitz fera réussir la mienne. On osa la risquer à Paris ; mais les cris des fanatiques obtinrent de la faiblesse du cardinal de Fleury d’en faire défendre la représentation. Voltaire prit le parti d’envoyer sa pièce à Benoît XIV, avec deux vers latins[2] pour son portrait. Lambertini, pontife tolérant, prince facile, mais homme de beaucoup d’esprit, lui répondit avec bonté, et lui envoya des médailles. Crébillon fut plus scrupuleux que le pape. Il ne voulut jamais consentir à laisser jouer une pièce qui, en prouvant qu’on pouvait porter la terreur tragique à son comble, sans sacrifier l’intérêt et sans révolter par des horreurs dégoûtantes, était la satire du genre dont il avait l’orgueil de se croire le créateur et le modèle.

Ce ne fut qu’en 1751 que M. d’Alembert, nommé par M. le comte d’Argenson pour examiner Mahomet, eut le courage de l’approuver, et de s’exposer en même temps à la haine des gens de lettres ligués contre Voltaire, et à celle des dévots ; courage d’autant plus respectable que l’approbateur d’un ouvrage n’en partageant pas la gloire, il ne pouvait avoir aucun autre dédommagement du danger auquel il s’exposait que le plaisir d’avoir servi l’amitié, et préparé un triomphe à la raison.

Zulime[3] n’eut point de succès ; et tous les efforts de l’auteur pour la corriger et pour en pallier les défauts ont été inutiles. Une tragédie est une expérience sur le cœur humain, et cette expérience ne réussit pas toujours, même entre les mains les plus habiles. Mais le rôle de Zulime est le premier au théâtre où une femme passionnée, et entraînée à des actions criminelles, ait conservé la générosité et le désintéressement de l’amour. Ce caractère si vrai, si violent, et si tendre, eût peut-être mérité l’indulgence des spectateurs, et les juges du théâtre auraient pu, en faveur de la beauté neuve de ce rôle, pardonner à la faiblesse des autres, sur laquelle l’auteur s’était condamné lui-même avec tant de sévérité et de franchise.

Les Discours sur l’Homme[4] sont un des plus beaux monuments de la poésie française. S’ils n’offrent point un plan régulier comme les épîtres de Pope[5], ils ont l’avantage de renfermer une philosophie plus vraie, plus douce, plus usuelle. La variété des tons, une sorte d’abandon, une sensibilité touchante, un enthousiasme toujours noble, toujours vrai, leur donnent un charme que l’esprit, l’imagination, et le cœur, goûtent tour à tour : charme dont Voltaire a seul connu le secret ; et ce secret est celui de toucher, de plaire, d’instruire sans fatiguer jamais, d’écrire pour tous les esprits comme pour tous les âges. Souvent on y voit briller des éclairs d’une philosophie profonde qui, presque toujours exprimée en sentiment ou en image, paraît simple et populaire : talent aussi utile, aussi rare que celui de donner un air de profondeur à des idées fausses et triviales est commun et dangereux.

  1. Tome IV, page 93.
  2. La dédicace de Mahomet à Benoît XIV est du 17 août 1745, et c’est dans une lettre du même jour au même pape que Voltaire envoya son distique latin. La réponse de Benoît XIV à la dédicace et à la lettre est tome IV, page 102.
  3. Tome IV, page 3.
  4. Ils sont au nombre de sept ; voyez tome IX, pages 379 et suiv.
  5. Elles sont intitulées Essay on Man (Essai sur l’Homme). Voltaire, dans sa lettre à Thibouville, du 20 février 1769, avoue avoir fait la moitié des vers de la traduction de Pope par l’abbé du Resnel.