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VIE DE VOLTAIRE

Il nous avait appris à sentir le mérite de Shakespeare, et à regarder son théâtre comme une mine d’où nos poëtes pourraient tirer des trésors ; et lorsqu’un ridicule enthousiasme a présenté comme un modèle à la nation de Racine et de Voltaire ce poëte éloquent, mais sauvage et bizarre, et a voulu nous donner pour des tableaux énergiques et vrais de la nature ses toiles chargées de compositions absurdes et de caricatures dégoûtantes et grossières, Voltaire a défendu la cause du goût et de la raison[1]. Il nous avait reproché la trop grande timidité de notre théâtre ; il fut obligé de nous reprocher d’y vouloir porter la licence barbare du théâtre anglais.

La publication de ces Lettres excita une persécution[2] dont, en les lisant aujourd’hui, on aurait peine à concevoir l’acharnement ; mais il y combattait les idées innées[3], et les docteurs croyaient alors que, s’ils n’avaient point d’idées innées, il n’y aurait pas de caractères assez sensibles pour distinguer leur âme de celle des bêtes. D’ailleurs il y soutenait avec Locke qu’il n’était pas rigoureusement prouvé que Dieu n’aurait pas le pouvoir, s’il le voulait absolument, de donner à un élément de la matière la faculté de penser ; et c’était aller contre le privilége des théologiens, qui prétendent savoir à point nommé, et savoir seuls, tout ce que Dieu a pensé, tout ce qu’il a fait ou pu faire depuis et même avant le commencement du monde.

Enfin, il y examinait quelques passages des Pensées de Pascal[4], ouvrage que les jésuites mêmes étaient obligés de respecter malgré eux, comme ceux de saint Augustin ; on fut scandalisé de voir un poëte, un laïque, oser juger Pascal. Il semblait qu’attaquer le seul des défenseurs de la religion chrétienne qui eût auprès des gens du monde la réputation d’un grand homme, c’était attaquer la religion même, et que ses preuves seraient affaiblies si le géomètre, qui avait promis de se consacrer à sa défense, était convaincu d’avoir souvent mal raisonné.

Le clergé demanda la suppression des Lettres sur les Anglais, et l’obtint par un arrêt du conseil[5]. Ces arrêts se donnent sans examen, comme une espèce de dédommagement du subside que le gouvernement obtient des assemblées du clergé, et une récompense de leur facilité à l’accorder. Les ministres oublient que l’intérêt de la puissance séculière n’est pas de maintenir, mais de laisser détruire, par les progrès de la raison, l’empire dont les prêtres ont si longtemps abusé avec tant de barbarie, et qu’il n’est pas d’une bonne politique d’acheter la paix de ses ennemis, en leur sacrifiant ses défenseurs.

  1. Voyez Appel à toutes les nations de l’Europe des jugements d’un écrivain anglais, ou Manifeste au sujet des honneurs du pavillon entre les théâtres de Londres et de Paris, tome XXIV, page 191 ; Lettre à l’Académie française (en 1776), tome XXX, page 319, et la dédicace d’Irène (Lettre à l’Académie française, en 1778), tome VII, page 325.
  2. Elles furent brûlées par la main du bourreau le 10 juin 1734 ; voyez tome XXII, pages 77-78.
  3. Voyez tome XXII, pages 122 et 390.
  4. Les Remarques sur les Pensées de Pascal formaient, en 1734, la 25e des Lettres philosophiques ; mais ces Remarques sont de 1728 ; voyez tome XXII, page 27.
  5. Cet arrêt du conseil m’est inconnu. Condorcet confond peut-être ici l’arrêt du conseil d’État du 4 décembre 1739, portant suppression du Recueil de pièces fugitives en prose et en vers, par M. de V*** (voyez tome XXIII, page 127). (B.)