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VIE DE VOLTAIRE.

Voltaire osa le combattre. Indigné qu’une actrice célèbre, longtemps l’objet de l’enthousiasme, enlevée par une mort prompte et cruelle, fût, en qualité d’excommuniée, privée de la sépulture, il s’éleva et contre la nation frivole qui soumettait lâchement sa tête à un joug honteux, et contre la pusillanimité des gens en place, qui laissaient tranquillement flétrir ce qu’ils avaient admiré. Si les nations ne se corrigent guère, elles souffrent du moins les leçons avec patience. Mais les prêtres, à qui les parlements ne laissaient plus excommunier que les sorciers et les comédiens, furent irrités qu’un poëte osât leur disputer la moitié de leur empire, et les gens en place ne lui pardonnèrent point de leur avoir reproché leur indigne faiblesse.

Voltaire sentit qu’un grand succès au théâtre pouvait seul, en lui assurant la bienveillance publique, le défendre contre le fanatisme. Dans les pays où il n’existe aucun pouvoir populaire, toute classe d’hommes qui a un point de ralliement devient une sorte de puissance. Un auteur dramatique est sous la sauvegarde des sociétés pour lesquelles le spectacle est un amusement ou une ressource. Ce public, en applaudissant à des allusions, blesse ou flatte la vanité des gens en place, décourage ou ranime les partis élevés contre eux, et ils n’osent le braver ouvertement. Voltaire donna donc Ériphyle[1], qui ne remplit point son but ; mais, loin de se laisser abattre par ce revers, il saisit le sujet de Zaïre, en conçoit le plan, achève l’ouvrage en dix-huit jours, et elle paraît sur le théâtre quatre-mois après Ériphyle[2].

Le succès passa ses espérances. Cette pièce est la première où, quittant les traces de Corneille et de Racine, il ait montré un art, un talent, et un style qui n’étaient plus qu’à lui. Jamais un amour plus vrai, plus passionné, n’avait arraché de si douces larmes ; jamais aucun poëte n’avait peint les fureurs de la jalousie dans une âme si tendre, si naïve, si généreuse. On aime Orosmane, lors même qu’il fait frémir ; il immole Zaïre, cette Zaïre si intéressante, si vertueuse, et on ne peut le haïr. Et, s’il était possible de se distraire d’Orosmane et de Zaïre, combien la religion n’est-elle pas imposante dans le vieux Lusignan ! quelle noblesse le fanatique Nérestan met dans ses reproches ! avec quel art le poëte a su présenter ces chrétiens qui viennent troubler une union si touchante ! Une femme sensible et pieuse pleure sur Zaïre qui a sacrifié à son Dieu son amour et sa vie, tandis qu’un homme étranger au christianisme pleure Zaïre, dont le cœur, égaré par sa tendresse pour son père, s’immole au préjugé superstitieux qui lui défend d’aimer un homme d’une secte étrangère : et c’est là le chef-d’œuvre de l’art. Pour quiconque ne croit point aux livres juifs, Athalie n’est que l’école du fanatisme, de l’assassinat et du mensonge. Zaïre est, dans toutes les opinions, comme pour tous les pays, la tragédie des cœurs tendres et des âmes pures.

  1. Le 7 mars 1732 ; voyez tome II, page 455.
  2. Zaïre fut jouée le 13 août 1732.