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VIE DE VOLTAIRE.

Depuis Cinna notre théâtre n’avait point retenti des fiers accents de la liberté ; et, dans Cinna, ils étaient étouffés par ceux de la vengeance. On trouva dans Brutus la force de Corneille avec plus de pompe et d’éclat, avec un naturel que Corneille n’avait pas, et l’élégance soutenue de Racine. Jamais les droits d’un peuple opprimé n’avaient été exposés avec plus de force, d’éloquence, de précision même, que dans la seconde scène de Brutus. Le cinquième acte est un chef-d’œuvre de pathétique.

On a reproché au poëte d’avoir introduit l’amour dans ce sujet si imposant et si terrible, et surtout un amour sans un grand intérêt ; mais Titus, entraîné par un autre motif que l’amour, eût été avili ; la sévérité de Brutus n’eût plus déchiré l’âme des spectateurs ; et si cet amour eût trop intéressé, il était à craindre que leur cœur n’eût trahi la cause de Rome. Ce fut après cette pièce que Fontenelle dit à Voltaire, « qu’il ne le croyait point propre à la tragédie ; que son style était trop fort, trop pompeux, trop brillant. — Je vais donc relire vos Pastorales, » lui répondit Voltaire.

Il crut alors pouvoir aspirer à une place à l’Académie française, et on pouvait le trouver modeste d’avoir attendu si longtemps ; mais il n’eut pas même l’honneur de balancer les suffrages. Le Gros de Boze prononça, d’un ton doctoral, que Voltaire ne serait jamais un personnage académique.

Ce de Boze, oublié aujourd’hui[1], était un de ces hommes qui, avec peu d’esprit et une science médiocre, se glissent dans les maisons des grands et des gens en place, et y réussissent parce qu’ils ont précisément ce qu’il faut pour satisfaire la vanité d’avoir chez soi des gens de lettres, et que leur esprit ne peut ni inspirer la crainte ni humilier l’amour-propre. De Boze était d’ailleurs un personnage important ; il exerçait alors à Paris l’emploi d’inspecteur de la librairie, que depuis la magistrature a usurpé sur les gens de lettres, à qui l’avidité des hommes riches ou accrédités ne laisse que les places dont les fonctions personnelles exigent des lumières et des talents.

Après Brutus, Voltaire fit la Mort de César[2], sujet déjà traité par Shakespeare, dont il imita quelques scènes en les embellissant. Cette tragédie ne fut jouée qu’au bout de quelques années, et dans un collége. Il n’osait risquer sur le théâtre une pièce sans amour, sans femmes, et une tragédie en trois actes ; car les innovations peu importantes ne sont pas toujours celles qui soulèvent le moins les ennemis de la nouveauté. Les petits esprits doivent être plus frappés des petites choses. Cependant un style noble, hardi, figuré, mais toujours naturel et vrai ; un langage digne du vainqueur et des libérateurs du monde ; la force et la grandeur des caractères, le sens profond qui règne dans les discours de ces derniers Romains, occupent et attachent les spectateurs faits pour sentir ce mérite, les hommes qui ont dans le cœur ou dans l’esprit quelque rapport avec ces grands personnages, ceux qui aiment l’histoire, les jeunes gens enfin, encore pleins de ces objets que l’éducation a mis sous leurs yeux.

  1. Claude Gros de Boze, né à Lyon en 1680, fut, à vingt-six ans, élu secrétaire perpétuel de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, et, en 1715, nommé membre de l’Académie française, à la place de Fénelon. Il est mort le 10 septembre 1753, et malgré lui confrère de Voltaire depuis plus de six ans. Voyez, dans les Mémoires de l’abbé Barthélemy, ce qu’il dit de de Boze.
  2. Voyez tome III, page 297.