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VIE DE VOLTAIRE.

On peut comparer la Henriade à l’Énéide : toutes deux portent l’empreinte du génie dans tout ce qui a dépendu du poëte, et n’ont que les défauts d’un sujet dont le choix a également été dicté par l’esprit national. Mais Virgile ne voulait que flatter l’orgueil des Romains, et Voltaire eut le motif plus noble de préserver les Français du fanatisme, en leur retraçant les crimes où il avait entraîné leurs ancêtres.

La Henriade, Œdipe, et Mariamne, avaient placé Voltaire bien au-dessus de ses contemporains, et semblaient lui assurer une carrière brillante, lorsqu’un événement fatal vint troubler sa vie. Il avait répondu par des paroles piquantes au mépris que lui avait témoigné un homme de la cour[1],

  1. Du Vernet ayant, à ce sujet, demandé des renseignements à Voltaire, Voltaire lui répondit de s’adresser à Thieriot (voyez tome XLVIII, page 36) ; et voici comment s’exprime du Vernet : « Le chevalier de Rohan-Chabot (plante dégénérée ; on lui reprochait un défaut de courage et le métier d’usurier)… dînait quelquefois chez le duc de Sully, où Voltaire dînait très-souvent. Un jour, il trouva fort mauvais que Voltaire ne fût pas de son sentiment : « Quel est ce jeune homme, demande-t-il, qui, pour me contredire, parle si haut ? — Monsieur le chevalier, reprit Voltaire, c’est un homme qui ne traîne pas un grand nom, mais qui honore celui qu’il porte. » Le chevalier de Rohan sortit en se levant de table, et les convives applaudirent à Voltaire. Le duc de Sully lui dit hautement : « Nous sommes heureux si vous nous en avez délivrés. »

    « Peu de jours après cette scène, Voltaire, étant encore à dîner chez le duc de Sully, fut demandé à la porte pour une bonne œuvre : à ce mot de bonne œuvre, il se lève avec précipitation, et, tenant sa serviette à la main, il court à la porte, où était un fiacre, et dans ce fiacre deux hommes qui, d’un ton dolent, le prient de monter à la portière. À peine y fut-il que l’un d’eux le retint par son habit, tandis que l’autre lui appliquait sur les épaules cinq ou six coups d’une petite baguette. Le chevalier de Rohan, qui, à dix pas de là, était dans sa voiture, leur crie : C’est assez... Voltaire, rentré dans l’hôtel, demande au duc de Sully de regarder cet outrage fait à l’un de ses convives comme fait à lui-même. Il le sollicite de se joindre à lui pour poursuivre la vengeance, et de venir chez le commissaire en certifier la déposition. Le duc de Sully se refuse à tout. Cette indifférence de la part d’un homme qui depuis dix ans le traitait en ami, l’irrita encore davantage : il sort, et depuis ce moment il ne voulut ni voir ni entendre parler du duc de Sully.

    « Voltaire, outragé,… n’a recours qu’à son seul courage… Un maître d’armes vient tous les matins lui donner des leçons ; quand il a acquis toute la dextérité nécessaire, il se rend au Théâtre-Français, entre dans la loge où était le chevalier de Rohan : « Monsieur, lui dit-il, si quelque affaire d’intérêt ne vous a point fait oublier l’outrage dont j’ai à me plaindre, j’espère que vous m’en rendrez raison. » Thieriot, dont nous tenons le fait, était resté à la porte de la loge.

    « Le chevalier de Rohan accepte le défi pour le lendemain à 9 heures, assigne