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VIE DE VOLTAIRE.

Ninon avait goûté l’élève de son ami, et lui avait légué, par testament, deux mille francs pour acheter des livres. Ainsi, dès son enfance, d’heureuses circonstances lui apprenaient, même avant que sa raison fût formée, à regarder l’étude, les travaux de l’esprit, comme une occupation douce et honorable ; et, en le rapprochant de quelques êtres supérieurs aux opinions vulgaires, lui montraient que l’esprit de l’homme est né libre, et qu’il a le droit de juger tout ce qu’il peut connaître ; tandis que, par une lâche condescendance pour les préjugés, les éducations ordinaires ne laissent voir aux enfants que les marques honteuses de la servitude.

L’hypocrisie et l’intolérance régnaient à la cour de Louis XIV ; on s’y occupait à détruire le jansénisme, beaucoup plus qu’à soulager les maux du peuple. La réputation d’incrédulité avait fait perdre à Catinat la confiance due à ses vertus et à son talent pour la guerre. On reprochait au duc de Vendôme de manquer à la messe quelquefois, et on attribuait à son indévotion les succès de l’hérétique Marlborough et de l’incrédule Eugène. Cette hypocrisie avait révolté ceux qu’elle n’avait pu corrompre, et, par aversion pour la sévérité de Versailles, les sociétés de Paris les plus brillantes affectaient de porter la liberté et le goût du plaisir jusqu’à la licence.

L’abbé de Châteauneuf introduisit le jeune Voltaire dans ces sociétés, et particulièrement dans celle du duc de Sully, du marquis de la Fare, de l’abbé Servien, de l’abbé de Chaulieu, de l’abbé Courtin. Le prince de Conti, le grand prieur de Vendôme, s’y joignaient souvent.

M. Arouet crut son fils perdu en apprenant qu’il faisait des vers, et qu’il voyait bonne compagnie. Il voulait en faire un magistrat, et il le voyait occupé d’une tragédie[1]. Cette querelle de famille finit par faire envoyer le jeune Voltaire chez le marquis de Châteauneuf, ambassadeur de France en Hollande.

  1. C’était probablement Amulius et Numitor ; voyez tome XXXII, page 379.